Il réussit enfin à coincer Rupert dans la cuisine où son ami essayait des mélanges alcoolisés. Il avait le regard lointain et le ramener sur terre était un peu triste, mais George savait être insensible quand c’était nécessaire.
— Dites donc, Rupert, attaqua-t-il en se juchant sur un coin de table, je crois que vous nous devez à tous quelques explications.
— Hemmm, fit songeusement l’amphitryon en goûtant le breuvage. J’ai bien peur qu’il n’y ait un soupçon de gin en trop.
— Ne cherchez pas d’échappatoire et ne faites pas semblant d’être pompette : je sais parfaitement qu’il n’en est rien. D’où vient votre ami le Suzerain et qu’est-ce qu’il fabrique ici ?
— Je ne vous l’ai pas dit ? Je croyais pourtant l’avoir expliqué à tout le monde. Vous ne deviez pas être là. Naturellement, vous vous étiez cachés dans la bibliothèque. (Il exhala un ricanement que George jugea insultant.) Sachez que c’est elle qui a attiré Rashaverak.
— C’est extraordinaire !
— Pourquoi ?
George ménagea une pause. Il fallait y aller avec doigté. Rupert était très fier de sa collection un peu particulière.
— Euh… c’est-à-dire que compte tenu des connaissances scientifiques des Suzerains, je les vois mal s’intéresser aux phénomènes psychiques et à toutes ces balivernes.
— Balivernes ou pas, ils s’intéressent à la psychologie humaine et je possède un certain nombre d’ouvrages qui peuvent leur en apprendre long là-dessus. Un peu avant que je m’installe ici, un sous-Suzerain adjoint ou un super-Sous-zerain m’a demandé s’ils pouvaient m’emprunter une quinzaine de mes livres parmi les plus rares. C’était apparemment un conservateur de la bibliothèque du British Museum qui lui avait donné cette idée. Vous devinez naturellement ce que j’ai répondu.
— Pas le moins du monde.
— Eh bien, je lui ai dit très poliment qu’il m’avait fallu vingt ans pour réunir ma collection, que je les laisserais avec plaisir consulter mes livres mais qu’il faudrait qu’ils les lisent sur place. Alors, Rashy s’est amené et, depuis, il ingurgite une vingtaine de bouquins par jour. J’aimerais d’ailleurs bien savoir ce qu’il en fait.
George médita sur la question et eut un haussement d’épaules.
— Franchement, les Suzerains baissent dans mon estime. J’aurais cru qu’ils avaient des choses plus sérieuses à faire pour meubler leurs loisirs.
— Quel incorrigible matérialiste ! Jean ne serait certainement pas d’accord avec vous. Mais, même du point de vue pragmatique, oh combien ! qui est le vôtre, c’est logique. Il va de soi que lorsque l’on a affaire à une race primitive, on étudie ses superstitions.
— Sans doute, répondit George, pas tout à fait convaincu.
Trouvant que la table était bien dure, il se leva. Rupert, satisfait de ses dosages, se préparait à rejoindre ses invités dont on entendait les voix plaintives qui le réclamaient à cor et à cri.
— Attendez un peu avant de vous en aller, protesta George. J’ai encore une question à vous poser. Comment vous êtes-vous procuré ce gadget avec lequel vous essayez de faire peur aux gens ?
— Je me suis tout bêtement livré à un petit marchandage. J’ai expliqué à Rashy que cet instrument me serait fort utile dans mon métier et il a transmis mes vœux à qui de droit.
— Excusez-moi si je suis un peu lent, mais en quoi consiste exactement votre nouveau travail ? Bien entendu, cela a quelque chose à voir avec les animaux, je présume ?
— En effet. Je suis un supervétérinaire. Mon rayon d’action couvre dix mille kilomètres carrés de jungle et comme mes patients ne viennent pas à moi, je suis bien obligé d’aller à eux.
— Vous devez avoir du pain sur la planche.
— Oh ! évidemment, il n’est pas question de s’occuper du menu fretin. Je ne soigne que les lions, les éléphants, les rhinocéros et autres grosses bêtes. Tous les matins, je règle l’appareil sur cent mètres d’altitude, je m’installe devant l’écran et je quadrille la jungle. Quand je repère un animal qui a des ennuis, je saute dans l’aérocar en espérant que tout se passera bien. C’est parfois un peu coton. Avec les lions et les bestiaux du même genre, il n’y a pas de problème. Mais essayez donc d’anesthésier un rhino du haut des airs avec une flèche ! C’est un boulot de fou.
— RUPERT ! cria quelqu’un dans le salon.
— Ah ! Par votre faute, j’oublie mes invités. Tenez, prenez ce plateau. C’est celui du vermouth. Je n’ai pas envie de tout mélanger.
Le soleil était sur le point de se coucher lorsque George trouva le chemin de la terrasse. Il avait un début de migraine – il y avait de bonnes raisons à cela – et désirait échapper au tohu-bohu qui régnait en bas. Jean, qui dansait beaucoup mieux que lui, avait l’air de s’amuser énormément et refusait de partir au grand dépit de George que l’alcool commençait à rendre amoureux. C’est pourquoi il avait décidé de bouder dans le silence sous les étoiles.
Pour monter sur le toit, on gagnait d’abord le premier étage au moyen d’un escalator, puis l’on gravissait un escalier en spirale qui s’enroulait autour de la colonne de la climatisation et aboutissait à la trappe donnant sur la vaste terrasse. L’aérocar de Rupert était garé à l’extrémité de celle-ci. La partie centrale du toit était un jardin – qui commençait déjà à devenir sauvage – et le reste était tout simplement une plateforme panoramique. George se laissa choir sur une chaise longue et balaya le paysage d’un regard impérial. Il avait l’impression d’être le souverain du royaume qui s’étalait sous ses yeux.
Le spectacle était sensationnel, et c’était une litote. La maison avait été construite en haut d’une large vallée qui, à l’est, plongeait doucement vers les marais et les lacs distants de cinq kilomètres. Vers l’ouest, l’étendue était plate et la jungle venait mourir presque devant la porte de derrière. Mais au delà de la forêt vierge, à cinquante kilomètres au bas mot, se dressait une chaîne de montagnes formant un haut rempart orienté nord-sud. Leurs sommets étaient encapés de neige et les nuages qui flottaient au-dessus des cimes s’embrasaient aux derniers feux du soleil dont s’achevait le quotidien périple. La vue de cette lointaine muraille dégrisa brusquement George.
Les étoiles qui jaillirent avec une hâte indécente dès que l’astre du jour eut sombré derrière l’horizon lui étaient totalement inconnues. Ce fut en vain qu’il chercha à identifier la Croix du Sud. Bien que sa science en astronomie fût courte et qu’il ne fût capable de reconnaître que quelques constellations, l’absence de ces amies familières le mettait mal à l’aise. Tout comme les bruits venant de la jungle, trop proches pour ne pas entamer sa sérénité. J’ai assez pris l’air comme ça, se dit-il. Rentrons retrouver les autres avant qu’une chauve-souris vampire ou quelque aussi charmante bestiole ne vienne voir ce qui se passe ici.
Au moment où il commençait à battre en retraite, quelqu’un émergea de la trappe. Il faisait si noir, à présent, qu’il fut incapable de voir qui c’était.
— Salut ! cria-t-il. Vous aussi, vous en avez assez ?
Son invisible compagnon éclata de rire.
— Rupert est en train de projeter ses films. Je les ai déjà tous vus.
— Je peux vous offrir une cigarette ?
— Merci.
À la flamme de son briquet – George avait un faible pour les objets d’antiquité –, il reconnut le garçon, un jeune Noir remarquablement beau. On le lui avait présenté, mais il s’était empressé d’oublier son nom comme il avait oublié celui d’une bonne vingtaine d’invités qu’il ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam. Pourtant, les traits du jeune homme avaient quelque chose de vaguement familier et la lumière se fit subitement dans l’esprit de George.
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