L’Homme était donc toujours prisonnier de sa planète. Une planète beaucoup plus belle, mais aussi beaucoup plus petite un siècle auparavant. En abolissant la guerre, la faim et la maladie, les Suzerains avaient aboli du même coup l’aventure.
La lune en train de se lever éclairait d’une lueur pâle et laiteuse le ciel, à l’est. Là-haut, Jan le savait, se trouvait la base principale des Suzerains, dans les parages de Pluton. Bien que les vaisseaux de ravitaillement fissent la navette depuis plus de soixante-dix ans, il était déjà né quand ils avaient renoncé à faire des cachotteries : désormais, leurs allées et venues s’effectuaient au vu et au su des habitants de la Terre. Le télescope de deux cents pouces permettait de distinguer clairement l’ombre des grandes nefs quand le soleil levant ou le soleil couchant la plaquait sur les plaines lunaires. Comme tout ce qui touchait aux Suzerains soulevait un intérêt passionné, on observait avec attention leurs déplacements et l’on commençait à avoir une idée de leur comportement, à défaut de sa raison d’être. Une de ces ombres immenses s’était évanouie quelques heures plus tôt. Ce qui voulait dire qu’un vaisseau suzerain se livrait au large de la Lune aux manœuvres de routine indispensables avant d’entreprendre le long voyage en direction de son lointain et mystérieux port d’attache.
Jan n’avait jamais vu une seule de ces nefs s’élancer vers les étoiles. Quand les conditions atmosphériques étaient favorables, la moitié de la Terre pouvait assister au spectacle mais Rodricks avait toujours joué de malchance. Il était impossible de dire exactement quand le départ aurait lieu – et les Suzerains ne l’annonçaient pas d’avance. Il décida d’attendre encore dix minutes avant de redescendre.
Qu’est-ce que c’était que ça ? Rien d’autre qu’un météore qui traversait le ciel. La tension de Jan se relâcha. Il se rendit compte que sa cigarette était éteinte et en alluma une autre.
Il ne l’avait qu’à moitié fumée quand, à cinq cents millions de kilomètres, dans l’espace, le moteur stellaire entra en action : au cœur du grandissant halo de la clarté lunaire, une minuscule étincelle commença à monter vers le zénith. Si lentement, au début, que son mouvement était presque imperceptible, mais elle gagnait de la vitesse de seconde en seconde et son éclat était de plus en plus intense. Soudain, elle s’évanouit pour resurgir au bout de quelques instants. Son mouvement était de plus en plus rapide et elle était de plus en plus lumineuse. Le rythme bien particulier de ses occultations et de ses résurgences traçait une fluctuante ligne de lumière à travers le champ des étoiles. On avait beau ignorer à quelle distance exacte elle se trouvait, l’impression de vitesse était stupéfiante : quand on savait que le vaisseau en partance était au delà de la Lune, la célérité et l’énergie que cela représentait vous donnaient le vertige.
Ce que Jan avait sous les yeux n’était qu’un sous-produit subsidiaire de cette énergie. La nef elle-même, déjà très loin du trait de lumière ascendant, était invisible. Le phénomène n’était qu’un sillage comparable à la traînée de vapeur qui indique le passage d’un jet dans les couches supérieures de l’atmosphère. Il était généralement admis – et cette théorie était apparemment fondée – que l’accélération colossale engendrée par le générateur stellaire engendrait une déformation locale de l’espace. Jan savait que c’était ni plus ni moins la lumière focalisée d’étoiles lointaines qui venait frapper son œil, émise de points privilégiés du sillage. C’était là une preuve visible de la relativité : la lumière subissait une distorsion en présence d’un champ de gravité colossal.
L’extrémité de l’immense lentille étirée paraissait maintenant avancer plus lentement, mais ce n’était qu’un effet de perspective. En réalité, la vitesse de la nef ne cessait de croître. Simplement, à mesure qu’elle s’élançait vers les astres, sa trajectoire s’aplatissait. De nombreux télescopes devaient la suivre dans l’espoir de percer le secret du système de propulsion. Des dizaines et des dizaines de communications avaient déjà été publiées sur ce sujet. Sans aucun doute, les Suzerains les avaient-ils lues avec le plus grand intérêt.
La lumière fantôme commençait à s’estomper. Ce n’était plus, conformément à ce qu’avait prévu Jan, qu’une pâle strie pointée vers la constellation de Carina. La planète des Suzerains se trouvait quelque part dans cette région mais elle pouvait orbiter autour de n’importe laquelle des centaines d’étoiles peuplant ce secteur de l’espace. Il était impossible de dire à quelle distance du système solaire, elle était située.
À présent, c’était fini. Bien que le voyage de la nef eût à peine commencé, l’œil humain ne pouvait rien voir de plus. Mais l’incandescente traîne continuait de briller dans la mémoire de Jan, phare qui ne s’éteindrait qu’avec la mort de ses ambitions et de ses désirs.
La soirée était terminée. La plupart des invités s’étaient envolés et étaient en train de se disperser aux quatre coins du globe. Mais il y avait quelques exceptions.
Notamment Norman Dodsworth, le poète, qui s’était saoulé et avait le vin méchant, mais qui avait eu le bon goût de sombrer dans l’inconscience avant qu’il eût été nécessaire d’avoir recours aux grands moyens. On l’avait déposé sans beaucoup de douceur sur la pelouse dans l’espoir qu’une hyène lui ménagerait un réveil brutal. Bref, on pouvait le considérer comme absent.
George et Jean était encore là, au grand dépit du premier qui aurait bien voulu rentrer. Il voyait d’un mauvais œil l’amitié qui liait Jean à Rupert, encore que ce ne fût pas pour les motifs habituels. Se vantant d’être un esprit positif et équilibré, il estimait que la passion qui réunissait ces deux êtres n’était pas seulement quelque chose de puéril en cet âge scientifique mais également quelque chose d’assez malsain. Que quelqu’un pût encore croire si peu que ce fût au surnaturel était à ses yeux invraisemblable et la présence inattendue de Rashaverak avait ébranlé le respect qu’il portait aux Suzerains.
Il était évident que Rupert avait mitonné une surprise, sans doute avec la complicité de Jean, et il se résigna, lugubre, à ce qui allait suivre, si absurde que cela puisse être.
— J’ai essayé des tas de choses avant de me décider pour cela, annonça fièrement Rupert. Le grand problème est d’éliminer le frottement pour obtenir une complète liberté de déplacement. La table tournante parfaitement polie d’antan n’était pas une mauvaise solution, mais on l’emploie depuis des siècles et j’étais convaincu que la science moderne était capable de faire mieux. Voilà le résultat. Approchez vos chaises. Vous êtes bien sûr de ne pas vouloir vous joindre à nous, Rashy ?
Le Suzerain sembla hésiter une fraction de seconde avant de hocher négativement la tête. (Est-ce une habitude qu’ils ont empruntée aux Terriens ? se demanda George.)
— Non, merci. Je préfère regarder. Une autre fois, peut-être.
— Fort bien. Vous aurez tout le temps de changer d’idée plus tard.
Bigre ! se dit George en jetant un coup d’œil mélancolique à sa montre.
Rupert avait réuni ses amis autour d’une table parfaitement ronde, petite mais massive. Il en souleva le plateau fait d’une matière plastique lisse, révélant ainsi une surface composée de coussinets de roulement étroitement serrés les uns contre les autres. Un léger rebord les empêchait de s’échapper. George était incapable de deviner à quoi pouvaient servir ces billes. Ces centaines de petits points de lumière formaient un motif envoûtant, hypnotisant, et il commençait à éprouver un léger vertige.
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