— J’en donnerais ma main à couper. Il est assis ou debout ou dans je ne sais quelle position pour lui habituelle à deux mètres de l’écran. Si le pouvoir de résolution avait été un peu plus poussé, nous aurions même pu calculer sa taille.
Stormgren était en proie à des sentiments contradictoires tandis qu’il considérait l’anomalie à peine perceptible de la courbe. Jusque-là, on ne savait même pas si Karellen avait un corps matériel. Ce n’était encore qu’une preuve indirecte mais il l’acceptait sans discussion.
— Nous avons également cherché à déterminer le coefficient de transparence de l’écran à la lumière ordinaire et nous pensons en avoir maintenant une idée approximative. D’ailleurs, même avec une marge d’erreur de dix points, ce serait sans importance. Vous n’ignorez pas que la vitre idéale ne laissant passer la lumière que dans un seul sens n’existe pas. La disposition des sources lumineuses, tout est là. Karellen se tient dans l’obscurité et vous, vous êtes éclairé. C’est aussi enfantin que cela. Et nous allons changer ça, conclut Duval avec un petit gloussement.
Avec des airs de prestidigitateur sortant de son haut-de-forme toute une portée de lapins blancs, Duval alla pêcher au fond du tiroir de son bureau une lampe flash démesurée dont la forme évoquait un tromblon.
— Ce n’est pas aussi dangereux que ça en a l’air, s’esclaffa-t-il. Tout ce que vous aurez à faire sera d’appuyer l’extrémité de l’objet contre l’écran et d’actionner la gâchette. Vous aurez alors un faisceau de lumière très puissant qui durera dix secondes, un laps de temps suffisant pour balayer la pièce. La lumière traversera l’écran et inondera votre ami Karellen.
— Cela ne lui fera pas de mal ?
— Non, si vous prenez soin de diriger le faisceau vers le bas pour commencer et de le remonter ensuite. Ses yeux auront ainsi le temps d’accommoder. Je présume qu’il a des réflexes identiques aux nôtres et il n’est pas dans nos intentions de le rendre aveugle.
Stormgren examina l’instrument d’un air dubitatif et le soupesa. Depuis quelques semaines, il avait des remords de conscience. Karellen l’avait toujours traité amicalement en dépit de la brutale franchise dont il faisait preuve à l’occasion et il ne désirait rien faire qui serait susceptible de détériorer leurs bonnes relations alors que la fin de son mandat de secrétaire général approchait à grands pas. Mais il avait dûment averti le Superviseur et il était convaincu que, si la chose n’avait dépendu que de lui, l’extraterrestre se serait depuis longtemps révélé au grand jour. Eh bien, soit : il le placerait devant le fait accompli. À l’issue de leur prochain entretien, il verrait le visage de Karellen.
Si toutefois, Karellen avait un visage.
Il y avait un bon moment que la nervosité que Stormgren avait éprouvée au début de la conférence s’était dissipée. Karellen, qui faisait quasiment tous les frais de la conversation, ciselait ces phrases aussi subtiles que complexes qu’il affectionnait parfois. Jadis, cela avait été aux yeux de Stormgren le don le plus prodigieux et, en tout cas, le plus inattendu du Superviseur. Mais à présent, sachant que, à l’instar de la plupart des facultés de Karellen, il s’agissait moins d’un talent particulier que de l’exercice de sa puissance intellectuelle, il n’en était plus aussi émerveillé. Quand Karellen mettait la pédale douce pour ramener le cheminement de sa pensée au rythme du langage humain, il avait tout le temps nécessaire pour se livrer à ces raffinements rhétoriques.
— Ni vous ni votre successeur n’aurez à vous inquiéter outre mesure des agissements de la Ligue de la Liberté, même quand elle aura repris du poil de la bête. Depuis un mois, elle fait le mort et, bien qu’elle doive renaître de ses cendres, elle ne constituera pas un danger avant plusieurs années. En vérité, la Ligue est une institution fort pratique, car il est toujours précieux de savoir ce que font vos adversaires. Si elle avait un jour des difficultés financières, j’irais peut-être même jusqu’à la renflouer.
Stormgren avait souvent du mal à savoir quand Karellen plaisantait. Le masque impénétrable, il continua de prêter l’oreille.
— Elle va très bientôt perdre encore un autre argument, poursuivit Karellen. La situation privilégiée que vous occupez depuis ces dernières années a soulevé bien des critiques, toutes assez puériles, d’ailleurs. Elle m’a été très utile dans les premiers temps de mon administration, mais maintenant que la Terre s’est engagée dans la voie que j’ai choisie, un intermédiaire n’est plus indispensable. Dorénavant, je n’aurai plus avec ce monde que des contacts indirects et les fonctions du secrétaire général des Nations Unies redeviendront plus ou moins ce qu’elles étaient à l’origine.
« Durant les cinquante années à venir, il y aura bien des crises mais cela n’aura qu’un temps. Le visage du futur est clair, maintenant, et, un jour, toutes ces difficultés seront oubliées. Même s’agissant d’une race dont la mémoire est aussi longue que la vôtre.
Karellen avait tellement appuyé sur la dernière phrase que Stormgren se raidit instantanément. Quand le Superviseur commettait une faute d’étourderie, ce n’était jamais par hasard. Ses indiscrétions elles-mêmes étaient calculées à la décimale près… et avec pas mal de zéros après la virgule ! Mais il n’eut pas le temps de poser de questions – elles seraient d’ailleurs restées sans réponse – car son invisible interlocuteur avait déjà changé de sujet :
— Vous m’avez souvent interrogé sur nos projets à long terme, Rikki. La création d’un État mondial n’est bien évidemment qu’un premier pas. Vous assisterez à son avènement mais le changement sera si imperceptible que la plupart des gens ne le remarqueront même pas. Suivra une étape de lente consolidation durant laquelle la race humaine se préparera à la confrontation. Et le jour de la promesse viendra. Je regrette que vous ne puissiez voir ce jour quand il se lèvera.
Stormgren avait les yeux ouverts mais son regard plongeait par-delà la noire barrière de l’écran. Il contemplait le futur, imaginait ce qui se passerait ce jour-là, ce jour qu’il ne verrait pas, quand les immenses nefs suzeraines descendraient enfin et s’ouvriraient devant les foules impatientes.
— La race humaine, continua Karellen, subira alors ce que l’on ne peut appeler autrement qu’un traumatisme psychologique de discontinuité. Mais qui n’entraînera pas de dommages irréversibles car les hommes de cet âge seront plus stables que leurs aïeuls. Nous aurons toujours fait partie de leur paysage mental et quand la rencontre aura lieu, nous ne leur paraîtrons pas aussi… étranges que ce serait le cas pour vous.
C’était la première fois que Karellen était d’humeur aussi rêveuse, mais Stormgren n’en était pas autrement surpris. Il savait qu’il ne saisissait que quelques aspects fragmentaires de la personnalité du Superviseur : le vrai Karellen lui était inconnu. Peut-être était-il même inconnaissable pour un être humain. Et il eut derechef le sentiment que, en réalité, c’était autre chose qui préoccupait Karellen, que la tâche consistant à administrer la Terre ne mobilisait qu’une petite partie de son intelligence, qu’il l’accomplissait sans plus d’efforts qu’un maître d’échecs tridimensionnels disputant une partie de dames.
— Et après ? chuchota le secrétaire général.
— C’est à ce moment que commencera notre vrai travail.
— Je me suis souvent demandé ce qu’il pouvait être. Mettre de l’ordre dans notre monde et civiliser la race humaine ne saurait être qu’un moyen. Vous devez sûrement avoir aussi une fin en vue. Nous sera-t-il possible, un jour, de voyager dans l’espace, de voir votre univers – peut-être même de vous prêter notre concours ?
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