Desjardins éliminée, nul n’apprendrait sans doute jamais que Francesca avait drogué Borzov. Seul David Brown connaissait tous les faits, et il était son complice. En outre, cet homme avait encore plus à perdre qu’elle.
Je dois trouver un moyen de les lancer sur une fausse piste sans que je sois pour autant compromise s’ils la retrouvent malgré tout. Ça ne va pas être facile.
Elle interrompit sa progression vers le nord et passa entre deux gratte-ciel. Alors qu’elle marchait, le sol se mit à trembler. Tout ce qui l’entourait subissait ces secousses. Elle s’agenouilla pour ne pas tomber et entendit la voix de Janos Tabori, à peine audible :
— Tout va bien, ne paniquez pas. Rama semble avoir entamé une nouvelle manœuvre. C’est sans doute ce qu’annonçaient ces clignotements. Au fait… Nicole, Francesca, où êtes-vous ? Hiro et Richard sont sur le point de décoller.
— Je suis près de la mer, à deux minutes de marche. Nicole a voulu vérifier quelque chose et a fait demi-tour.
— Bien reçu. M’entendez-vous, Nicole ? Me recevez-vous, cosmonaute Desjardins ?
Les crépitements des parasites.
— Janos ? intervint Francesca. Les ondes radio se propagent très mal, ici. Elle sait où doit se poser l’appareil. Elle ne tardera guère à nous rejoindre, j’en suis certaine.
Elle attendit un instant pour demander :
— Où sont les autres ? Êtes-vous tous indemnes ?
— Brown et Heilmann sont en communication avec la Terre. Les responsables de l’A.S.I. s’affolent. Ils voulaient déjà nous voir évacuer Rama avant le début de cette manœuvre.
— Nous partons, dit Richard Wakefield. Nous arriverons dans quelques minutes.
C’est fait. Les dés sont jetés, se dit Francesca qui était surprise de se sentir si joyeuse. Elle entreprit aussitôt de peaufiner son histoire. « Nous étions à proximité du grand octaèdre de la place centrale quand Nicole s’est intéressée à un passage que nous n’avions pas remarqué plus tôt. La ruelle était étroite et elle a deviné que nous ne pourrions pas utiliser nos coms. J’étais très lasse – nous avions marché d’un bon pas – et elle m’a conseillé d’aller l’attendre à l’hélicoptère… »
* * *
— Et vous ne l’avez pas revue depuis ? voulut savoir Richard Wakefield.
Francesca secoua la tête. Ils étaient sur la mer gelée. Sous leurs semelles la glace vibrait. Les soleils brillaient à nouveau avec un éclat régulier. Leur clarté s’était stabilisée au début de cette manœuvre qui se poursuivait toujours.
Yamanaka était resté dans le cockpit. Richard baissa les yeux sur sa montre.
— Nous nous sommes posés il y a près de cinq minutes. Il a dû lui arriver quelque chose.
Il regarda de tous côtés.
— Peut-être va-t-elle atteindre un autre point des remparts.
Ils grimpèrent dans l’hélicoptère et Yamanaka décolla. Ils longèrent la berge de l’île et firent à deux reprises le tour du glisseur.
— On va survoler New York, décida Wakefield. Nous la repérerons peut-être.
Mais ils devaient rester au-dessus des plus hautes tours et à cette altitude ils ne pouvaient voir la chaussée des rues de la cité. Ces artères étaient étroites et les ombres trompeuses. Richard crut remarquer un mouvement entre deux immeubles, mais ce n’était qu’une illusion d’optique.
— C’est bon, Nicole. Répondez. Où diable êtes-vous ?
— Wakefield, revenez immédiatement. Nous devons nous réunir de toute urgence.
Richard fut surpris d’entendre la voix du Dr David Brown. C’était Janos qui avait assuré la permanence radio avec eux depuis leur départ de Bêta.
— Qu’est-ce qui est si urgent, patron ? Nous n’avons pas encore retrouvé Nicole. Elle devrait sortir de New York d’une minute à l’autre.
— Je vous fournirai les détails à votre retour. Nous avons des décisions importantes à prendre. Desjardins nous contactera par radio dès qu’elle aura atteint le rivage.
La traversée de la mer gelée fut rapide et Yamanaka posa leur appareil près du camp Bêta. Quand ils descendirent sur le sol, ce dernier vibrait toujours et les quatre autres membres de l’expédition les attendaient.
— Cette manœuvre est interminable, commenta Richard en souriant. J’espère que les Raméens savent ce qu’ils font.
— C’est probable, déclara Brown avec gravité. C’est tout au moins l’opinion générale, sur Terre.
Il regarda sa montre.
— D’après les services de navigation du centre de contrôle de notre mission, il faut s’attendre à ce que la poussée se poursuive dix-neuf minutes, à quelques secondes près.
— Comment peuvent-ils le savoir ? demanda Wakefield. Pendant que nous nous baladions à bord de leur appareil les Raméens auraient-ils envoyé vers notre monde une délégation chargée de communiquer leur plan de vol aux autorités ?
Il n’y eut pas un rire.
— Si leur vaisseau conserve cette accélération et cette assiette pendant ce laps de temps, il se retrouvera sur une trajectoire de collision, expliqua Janos avec un sérieux qui ne lui ressemblait guère.
— De collision avec quoi ? s’enquit Francesca.
Richard Wakefield fit de rapides calculs.
— La Terre ? Tabori hocha la tête.
— Seigneur ! s’exclama la journaliste.
— Tout juste, confirma David Brown. C’est désormais la sécurité de notre planète qui est en jeu. Le Conseil exécutif du C.D.G. est actuellement en session pour étudier toutes les possibilités. Nous avons reçu l’ordre formel d’évacuer Rama dès la fin de cette manœuvre. Nous abandonnerons tout derrière nous, à l’exception du crabe biote et de nos affaires personnelles. Nous sommes…
— Et Takagishi ? Et Desjardins ? demanda Wakefield.
— Nous laisserons le glisseur à New York et un V.L.R. à Bêta. Piloter ces engins est d’une simplicité enfantine. Et nous resterons à l’écoute de leurs radios depuis Newton.
Brown regarda Richard droit dans les yeux.
— S’il se confirme que ce vaisseau se place sur une orbite qui intersecte celle de la Terre, nos vies n’ont plus guère d’importance. C’est le cours de l’Histoire qui en sera bouleversé.
— Les techs de navigation peuvent se tromper. Et même si Rama se place sur une telle trajectoire, rien ne prouve qu’il n’en changera pas un peu plus tard. Il n’est pas à exclure que…
— Vous vous rappelez cette série de brèves poussées, lors de la mort de Borzov ? Le cap de ce vaisseau a été modifié pour qu’une seule manœuvre effectuée à un moment précis le place sur le chemin de la Terre. Les spécialistes s’en sont rendu compte il y a trente-six heures. L’aube raméenne n’était pas levée qu’ils ont averti O’Toole de se préparer à cette éventualité. Ils ne voulaient pas nous en parler pendant que nous étions à la recherche de Takagishi.
— Je comprends mieux leur impatience de nous faire déguerpir d’ici, dit Janos.
— Ce n’est pas tout, ajouta le Dr Brown. Sur Terre, les sentiments qu’inspirent Rama et les Raméens ont fortement changé. La direction de l’A.S.I. et le Conseil exécutif du C.D.G. sont désormais convaincus que ces extraterrestres nous sont hostiles.
Il fit une pause de plusieurs secondes, comme pour prendre le temps de reconsidérer sa propre attitude.
— Je pense qu’ils laissent à leurs émotions le soin de guider leur attitude, mais je n’ai aucun moyen de les faire revenir sur leur décision. Rien de ce que j’ai vu ne démontre que les Raméens sont animés de mauvaises intentions, seulement que les êtres inférieurs que nous sommes les laissent indifférents. Mais le reste de l’humanité est loin d’ici et ne peut percevoir la majesté de ce lieu. Sa réaction face à des scènes aussi horribles que la mort de Wilson est purement viscérale…
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