— Pourquoi ? demanda Nicole. Pourquoi tant de hâte ?
— Voyez-vous le pôle sud d’où vous êtes ?
— Non. Nous sommes cernées par des immeubles.
— Eh bien, les petites cornes sont le siège d’un étrange phénomène. De grands arcs électriques relient leurs pointes. C’est très impressionnant. Nous avons tous l’impression qu’il va se passer quelque chose. (Il hésita une seconde.) Vous devez partir de New York sans perdre de temps.
— Compris, répondit Nicole avant de couper l’émetteur et de se tourner vers l’autre femme. Avez-vous remarqué à quel point la puissance du signal s’est amplifiée, lorsque nous sommes sorties de cette sorte de grange ?
Elle réfléchit un instant.
— On peut en déduire que le matériau des parois et du toit fait écran aux ondes radio. (Elle sourit.) Voilà qui explique le silence de Takagishi… il doit être à l’intérieur de ce bâtiment, ou d’une autre construction qui a les mêmes propriétés.
Francesca ne suivait pas son raisonnement.
— Et après ? s’enquit-elle en faisant un dernier panoramique des lieux avec son caméscope. C’est désormais sans importance. Nous devons nous dépêcher d’aller à la rencontre de l’hélicoptère.
— Il est peut-être tombé dans un de ces puits, ajouta Nicole. Bien sûr ! Il explorait le hangar dans les ténèbres et il n’a pu le voir… Attendez-moi, je n’en aurai pas pour longtemps.
Elle revint à l’intérieur et s’agenouilla au bord du premier trou. En se retenant d’une main, elle balaya ses profondeurs avec le faisceau de sa torche. Elle discernait quelque chose ! Elle laissa à sa vision le temps de s’adapter à l’obscurité. C’était une pile d’objets non identifiables. Elle gagna rapidement la fosse suivante.
— Docteur Takagishi ! Êtes-vous là, Shig ? demanda-t-elle en japonais.
Restée à l’extérieur du bâtiment, Francesca lui cria :
— Venez ! Il faut partir. Richard ne plaisantait pas. Au quatrième puits les ténèbres étaient si denses qu’elle ne vit presque rien, même avec sa torche. Elle discerna des formes imprécises, mais quoi ? Elle se coucha à plat ventre et se pencha pour s’assurer que ce n’était pas le corps de son ami.
Les soleils de Rama se mirent à clignoter. À l’intérieur de l’étrange bâtisse l’effet était saisissant, et déconcertant. Nicole leva les yeux et eut des étourdissements. Elle perdit l’équilibre et bascula dans le puits.
— Francesca ! hurla-t-elle en collant les mains contre la paroi opposée pour se retenir. Au secours, Francesca !
Elle attendit près d’une minute avant de conclure que l’autre femme avait dû s’éloigner.
Ses bras tendus donnaient déjà des signes de faiblesse. Seuls ses pieds et ses mollets restaient au niveau du sol. Sa tête pendait dans la cavité, à environ quatre-vingts centimètres en contrebas. Son corps demeurait suspendu dans le vide et seule la pression de ses paumes sur le mur d’en face l’empêchait de choir.
Les soleils clignotaient toujours. Elle tendit le cou en arrière pour voir si la bordure du puits se trouvait à sa portée. Elle dut renoncer. Elle était bien trop bas. Elle attendit encore quelques secondes, et son désespoir grandit en même temps que son épuisement. Finalement, elle décida de tenter le tout pour le tout. Elle cambra ses reins pour projeter son corps vers le haut et essayer de saisir le rebord de la fosse. Elle réussit presque, mais ne put interrompre le mouvement descendant. Ses pieds glissèrent et son crâne percuta la paroi. Elle tomba au fond du puits, inconsciente.
36. TRAJECTOIRE DE COLLISION
La surprise de Francesca avait été aussi grande que celle de Nicole, quand les soleils de Rama s’étaient mis à clignoter. Son impulsion première fut de courir à l’intérieur, sous l’abri offert par le toit de cet étrange hangar. Une fois là, elle se sentit un peu plus en sécurité. Qu’est-ce qui se passe, à présent ? se demanda-t-elle quand les éclairs reflétés par les parois de verre des bâtiments adjacents l’obligèrent à fermer les yeux pour ne pas être éblouie.
Quand elle entendit l’appel à l’aide de l’autre femme, elle se précipita aussitôt vers elle pour lui porter secours mais trébucha sur une des sphères et se meurtrit le genou en tombant. Lorsqu’elle se releva, l’éclairage stroboscopique lui révéla la précarité de la situation de Nicole dont seules les semelles étaient encore visibles. La journaliste resta sur place, pour faire le point. Son esprit s’emballait. Elle gardait un souvenir très net de ces puits, et de leur profondeur. Si elle tombe, elle va se blesser. Peut-être se tuer, pensa-t-elle. Elle se rappela que les parois étaient absolument lisses. Elle ne pourra jamais remonter.
La clarté intermittente donnait à cette scène une apparence surnaturelle. Un éclair révéla Nicole qui se soulevait et tendait les mains vers le rebord du puits. Le suivant permit à Francesca de voir ses chaussures basculer et disparaître. Il n’y eut aucun cri.
Elle fut tentée de se précipiter vers la fosse pour regarder à l’intérieur. Non, s’ordonna-t-elle sans quitter la zone des petites sphères. Je ne dois pas m’approcher. Si elle est encore consciente, elle me verra et je n’aurai ensuite plus le choix.
Elle pensa aux possibilités offertes par la chute de Nicole. Leur brève conversation l’avait convaincue que l’officier des Sciences de la vie était bien décidée à démontrer qu’on avait drogué Borzov. Peut-être même pourrait-elle déterminer avec quel produit et, comme ce dernier n’était pas d’usage courant, remonter jusqu’à elle. C’était improbable, presque irréalisable, mais il ne fallait pas exclure cette possibilité pour autant.
Francesca avait utilisé ses autorisations spéciales pour se procurer le Diméthyldexil au dispensaire d’un hôpital de Copenhague, deux ans plus tôt. On disait à l’époque que de petites doses de cette drogue apportaient une sensation de bien-être aux individus fortement stressés. Un an plus tard, elle avait lu dans une revue médicale suédoise un article où il était précisé que des quantités plus importantes provoquaient des douleurs aiguës pouvant être confondues avec celles d’une appendicite.
Pendant que Francesca s’éloignait d’un pas décidé vers le nord, elle répertoriait les possibilités qui s’offraient à elle et procédait comme à son habitude à un bilan de leurs aspects positifs et négatifs. À présent qu’elle venait d’abandonner l’autre femme, il lui restait à décider si elle devait ou non informer les autres cosmonautes du lieu où elle se trouvait. Si elle déclarait avoir assisté à sa chute, ils lui demanderaient pour quelle raison elle était partie, pourquoi elle n’avait pas réclamé des secours par radio et attendu sur place leur arrivée.
Parce que j’ai cédé à la panique. Les soleils clignotaient et Richard avait insisté pour que nous partions immédiatement. J’ai pensé qu’il serait plus simple de tout lui dire de vive voix. Était-ce convaincant ? Guère. Mais au moins ne risquerait-elle pas de se contredire. J’ai donc cette option d’une vérité partielle, se dit-elle en passant devant l’octaèdre de l’esplanade centrale. Elle prit conscience d’avoir dévié vers l’est, regarda son goniomètre personnel et changea de direction. Les soleils de Rama continuaient de s’éteindre et de se rallumer.
Quelles sont les autres possibilités ? Elle a parlé à Wakefield juste à l’extérieur de ce hangar. Richard sait donc où nous étions. Ils la retrouveront, s’ils partent à sa recherche. Sauf… Elle pensa à nouveau au risque que Nicole pût l’accuser d’avoir administré des stupéfiants au général Borzov. Il en résulterait une enquête, et probablement une inculpation. Dans le meilleur des cas, sa réputation en serait ternie et son avenir sérieusement compromis.
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