— Si ces extraterrestres sont amicaux, à quoi rime cette manœuvre ? l’interrompit Francesca. Ce n’est pas une simple coïncidence. Ils ont décidé, pour une raison que nous ignorons, de mettre le cap sur la Terre. Que l’humanité cède à la panique n’a rien d’étonnant. Nos visiteurs nous informent qu’ils savent…
— Un moment, un moment, intervint Richard. Je trouve que nous sautons un peu trop vite sur des conclusions, alors qu’il suffit d’attendre douze minutes pour savoir s’il faut envisager de presser le bouton de l’alarme générale.
— Entendu, cosmonaute Wakefield, dit Francesca qui venait de se rappeler qu’elle était une journaliste et prenait son caméscope. Mais que devrons-nous penser si Rama se place effectivement sur une trajectoire de collision avec la Terre ?
Richard réfléchit avant de s’adresser à la caméra, avec gravité :
— Peuple de la Terre, même si les Raméens changent de cap pour se rapprocher de notre planète, rien ne prouve qu’ils ont de mauvaises intentions. Rien, je dis bien rien, de ce que nous avons vu ou entendu ici n’indique que l’espèce qui a créé cet appareil nous veuille du mal. La mort du cosmonaute Wilson a été dramatique, mais elle est due à la réaction d’autodéfense d’un groupe de robots et n’entre pas dans un plan d’ensemble destiné à nous exterminer.
« Je considère ce vaisseau magnifique comme un tout, presque organique dans sa complexité. Il est très intelligent et programmé pour sa survie à long terme. Le qualifier d’hostile ou d’amical serait absurde. Sans doute peut-il détecter tout appareil en approche et calculer d’où il vient. S’il se confirme que Rama passera à proximité de la Terre, ce n’est peut-être que pour saluer à sa façon une autre espèce spatiopérégrine qui a pris l’initiative d’établir un contact. Peut-être veut-il simplement apprendre plus de choses sur notre compte.
— C’est magnifique, estima Janos Tabori en souriant. Et philosophique à souhait.
Wakefield s’autorisa un petit rire nerveux.
— Cosmonaute Turgenyev, dit Francesca en braquant sa caméra vers cette femme. Partagez-vous le point de vue de votre collègue ? Juste après la mort du général Borzov, vous avez déclaré qu’une « force supérieure » – et vous vous référiez aux Raméens – pouvait avoir joué un rôle dans son décès. Quels sont à présent vos sentiments ?
La pilote soviétique habituellement taciturne fixa l’objectif pour répondre :
— Da, Wakefield est un ingénieur très brillant mais il a éludé la plupart des questions épineuses. Pourquoi Rama a-t-il effectué sa première manœuvre pendant l’opération du général Borzov ? Pour quelle raison les biotes ont-ils dépecé Wilson ? Où est le P r Takagishi ?
Irina Turgenyev s’accorda le temps de placer ses émotions sous contrôle avant d’ajouter :
— Et où est passée Nicole Desjardins ? Il est possible que Rama ne soit qu’une machine, mais certaines machines sont dangereuses. Nous avons pu constater que c’est le cas de celle-ci. Si ce vaisseau met le cap sur la Terre, j’ai peur pour ma famille, mes amis, l’ensemble de l’humanité. Il serait impossible de prédire ce qui va se passer, et encore moins de l’empêcher.
Plus tard, Francesca Sabatini sortit installer son matériel vidéo automatique près de l’étendue de glace pour une séquence finale. Elle vérifia l’heure puis déclencha la caméra quinze secondes avant l’instant où les propulseurs du vaisseau interrompraient leur poussée si les prévisions étaient exactes.
— L’image manque de stabilité car le sol tremble dans Rama depuis le début de cette longue manœuvre, il y a de cela quarante-sept minutes, commenta-t-elle. D’après les spécialistes, et si les Raméens veulent se diriger droit vers la Terre, tout devrait prendre fin dans quelques secondes. Il convient cependant de garder à l’esprit que de tels calculs ont été basés sur de simples suppositions des intentions de nos visiteurs…
Elle n’acheva pas sa phrase et prit une inspiration profonde.
— Le sol s’est stabilisé. Le changement de cap est terminé. Rama suit à présent une trajectoire de collision avec la Terre.
À son éveil, Nicole ne pouvait avoir des pensées cohérentes. Des élancements ébranlaient son crâne, son dos et ses jambes, et elle ne gardait aucun souvenir de ce qui lui était arrivé. Elle réussit non sans peine à prendre sa gourde et boire une gorgée d’eau. J’ai dû subir une commotion cérébrale, comprit-elle avant de se rendormir.
Il faisait nuit, quand elle rouvrit les paupières. Mais le brouillard s’était levé dans son esprit. Elle savait où elle était. Elle se rappelait avoir cherché Takagishi et perdu l’équilibre, appelé Francesca et fait une chute angoissante. Elle décrocha aussitôt le com de son ceinturon.
— Cosmonaute Desjardins à équipe Newton, dit-elle en se relevant. J’ai été, eh bien, impossible à joindre me paraît être le terme qui convient le mieux. Je suis tombée dans un trou et j’ai perdu connaissance. Sabatini sait où je me trouve…
Elle interrompit son monologue pour attendre une réponse. En vain. Elle augmenta le volume mais ne capta que des parasites. Il fait nuit, et le jour n’était pas levé depuis plus de deux heures. Les journées raméennes duraient une trentaine d’heures. Était-elle restée inconsciente aussi longtemps ? Le cycle diurne et nocturne de Rama s’était-il modifié de façon imprévisible ? Elle regarda sa montre où s’affichait le temps écoulé depuis leur deuxième sortie et effectua un rapide calcul mental. Il y a trente-deux heures que je moisis au fond de ce puits. Pourquoi ne sont-ils pas venus me chercher ?
Elle reconstitua ce qui s’était passé une minute avant sa chute. Wakefield les avait contactées par radio et elle était allée s’assurer que Takagishi ne gisait pas au fond d’une des fosses. Richard relevait systématiquement la position de ses interlocuteurs dès qu’il établissait une communication et Francesca savait avec précision où elle était…
Avait-il pu arriver malheur à tous ses compagnons ? Sinon, qu’attendaient-ils pour venir la secourir ? Un sourire ironique incurva ses lèvres comme elle tentait de repousser une onde de panique. Ils ont dû me trouver et croire que la chute a été fatale… Une autre voix intérieure lui rétorqua qu’un tel raisonnement était absurde. S’ils étaient arrivés jusqu’à elle ils l’auraient retirée de ce puits morte ou vive.
La crainte de finir ses jours en ce lieu la fit frissonner et elle chassa de telles pensées en dressant une liste des dommages corporels subis. Elle tâta l’arrière de son crâne et répertoria diverses bosses, dont une sur la nuque. Voilà la responsable de ma commotion cérébrale, supposa-t-elle. Mais elle ne découvrit aucune fracture et le sang avait cessé de couler sur son cuir chevelu bien des heures plus tôt.
Elle examina ses bras, ses jambes et son dos. Les ecchymoses étaient nombreuses mais les os semblaient par miracle intacts. Les élancements douloureux à la base de son cou étaient symptomatiques d’un tassement de vertèbres, ou d’un nerf pincé. Elle s’en remettrait. Que son corps fût pratiquement indemne lui rendit courage.
Elle étudia son nouveau domaine. Elle était tombée dans un puits rectangulaire, qu’elle mesura en pas : six de long sur un et demi de large. En tenant sa lampe a bout de bras, elle lui attribua une profondeur de huit ou neuf mètres.
Elle remarqua dans un angle de la fosse un tas de petits bouts de métal dont les dimensions variaient de cinq à vingt centimètres. Elle s’en approcha pour les examiner à la lumière de sa torche. Il devait y avoir une centaine de pièces d’une douzaine de modèles différents : longues et étroites, incurvées, articulées. L’ensemble faisait penser aux déchets industriels d’une aciérie.
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