Elles s’étaient fréquemment arrêtées pour admirer l’empreinte que le passage de deux milliards d’années avait laissée à la surface de la Terre. Elles s’étaient juchées sur un promontoire qui surplombait le désert aride du plateau de Tonto. Le soir, elles avaient étalé leurs sacs de couchage côte à côte, au bord de l’imposante Colorado River. Et elles avaient discuté et commenté leurs rêves en se tenant par la main tout au long de la nuit.
Je n’aurais jamais fait ce voyage si tu n’avais pas insisté, pensa Nicole en s’adressant à son père. Tu savais que le moment était idéal. Pierre Desjardins était la clé de voûte de son univers, à la fois son ami, son confesseur, son guide et son plus fervent supporter. Il avait été présent lors de sa naissance et de tous les épisodes importants de sa vie. C’était cet homme qui lui manquait le plus, alors qu’elle gisait au fond de ce puits, à bord d’un vaisseau venu d’une lointaine étoile. Elle eût aimé pouvoir lui parler une dernière fois.
Nul souvenir de son père ne dominait les autres, car cet homme avait participé à tous les événements de son existence. Tous n’étaient pas joyeux. Elle se rappelait le soir passé dans la savane, non loin de Nidougou, quand ils s’étaient tenus par la main sans rien dire, les yeux emplis de larmes, alors que les flammes du bûcher funéraire s’élevaient dans la nuit africaine. Et ce jour où il l’avait serrée dans ses bras, à quinze ans, pendant qu’elle sanglotait de déception après avoir appris qu’on ne voulait pas d’elle pour personnifier Jeanne d’Arc.
Elle était retournée vivre auprès de son père un an après la mort de sa mère et était restée avec lui jusqu’à la fin de sa troisième année d’études à l’université de Tours. C’était merveilleux. Nicole allait se promener dans les bois sitôt qu’elle revenait des cours à vélo, pendant que Pierre écrivait ses romans dans le cabinet de travail. Le soir, Marguerite utilisait la cloche pour les informer que le dîner était servi avant d’enfourcher sa propre bicyclette et d’aller retrouver son mari et ses enfants qui l’attendaient à Luynes.
L’été, ils parcouraient l’Europe. Pierre Desjardins allait visiter les villes médiévales et les châteaux qui servaient de cadres à ses récits. Nicole savait plus de choses sur Aliénor d’Aquitaine et son second mari, Henri Plantagenêt, que sur les leaders politiques actuels de la France et du reste de l’Europe occidentale. En 2181, il avait obtenu le prix Marie Renault de la meilleure fiction historique et elle l’avait accompagné à Paris pour la remise de sa récompense. Assise au premier rang du grand auditorium, vêtue d’une jupe et d’un chemisier blancs, elle avait écouté l’orateur faire le panégyrique de son père.
Elle aurait pu réciter de mémoire les principaux passages du discours de remerciement de Pierre. À la fin, il avait déclaré : « On m’a fréquemment demandé si j’ai acquis une sagesse que j’aimerais faire partager aux générations futures. » Il l’avait alors fixée droit dans les yeux. « Ce que j’ai à dire à ma fille et à tous les jeunes est très simple. Au cours de ma vie, j’ai découvert deux choses dont la valeur est inestimable… la connaissance et l’amour. Rien d’autre – ni la célébrité, ni la puissance, ni la réussite en soi – ne leur est comparable. Car celui qui peut dire quand sa vie s’achève « J’ai appris et j’ai aimé » peut également affirmer : « J’ai été heureux. »
J’ai été heureuse, pensa-t-elle en versant d’autres larmes. Grâce à toi. Tu m’as constamment soutenue. Même dans les moments les plus pénibles. Elle se rappela l’été 2184, quand le rythme de son existence s’était à tel point emballé qu’elle avait lâché les rênes de sa destinée. En seulement six semaines elle avait remporté une médaille d’or aux jeux Olympiques, eu une liaison brève mais passionnée avec le prince de Galles et annoncé à son père qu’elle attendait un enfant.
Les événements clés de cette période étaient aussi nets dans son esprit que s’ils s’étaient produits la veille. Rien ne lui avait jamais procuré une joie plus intense que le fait de recevoir une médaille d’or et de se dresser sur le podium du stade de Los Angeles sous les ovations d’une centaine de milliers de spectateurs. C’était son instant de gloire. Pendant près d’une semaine elle avait été l’idole des médias. Elle faisait la une de tous les journaux et on parlait de son exploit dans toutes les émissions sportives.
Après sa dernière interview dans le studio de télévision du village olympique, un jeune Anglais au sourire engageant s’était présenté à elle. Darren Higgins lui avait remis une enveloppe qui contenait une invitation à dîner du prince de Galles, l’homme qui deviendrait un jour le roi Henry XI.
La soirée a été magique, se souvint-elle en oubliant pour un temps sa situation désespérée. Il s’est montré charmant. Les deux jours suivants ont été merveilleux. Mais trente-neuf heures plus tard, à son éveil dans la chambre de la suite d’Henry, ce conte de fées avait connu une fin brutale. Le prince, jusqu’alors si prévenant et tendre, semblait irrité et nerveux. La jeune femme inexpérimentée avait pris progressivement conscience que son beau rêve s’achevait. Je n’étais pour lui qu’une conquête parmi tant d’autres, une célébrité éphémère avec qui il aurait été malséant d’avoir des relations suivies.
Elle n’oublierait jamais ses dernières paroles, là-bas à Los Angeles. Pendant qu’elle faisait rapidement ses bagages, il tournait en rond dans la chambre et déclarait ne pas comprendre pourquoi elle paraissait bouleversée. Nicole s’abstenait de répondre à ses questions et le repoussait lorsqu’il voulait l’étreindre.
— Qu’avez-vous cru ? avait-il finalement demandé avec colère. Que nous enfourcherions mon fier destrier et partirions nous réfugier dans une chaumière pour y vivre heureux et avoir beaucoup d’enfants ? Allons, Nicole, nous ne vivons pas dans un monde imaginaire. Vous savez que les Anglais n’accepteraient jamais d’avoir pour reine une métisse.
Elle s’était enfuie sans lui laisser le temps de voir ses larmes. Et c’est ainsi, ma Geneviève chérie, que je suis repartie de Los Angeles avec deux trésors : une médaille d’or dans mes bagages et toi dans mon ventre. Sans s’attarder sur les semaines d’angoisse qui avaient suivi, elle fit un bond jusqu’à l’instant de solitude et de désespoir où elle avait finalement trouvé le courage de tout dire à son père.
C’était par une matinée de septembre, dans le séjour de leur maison de Beauvois.
— Je… je ne sais plus quoi faire, lui avait-elle avoué. J’ai conscience de te décevoir – j’ai baissé dans ma propre estime – mais je voudrais savoir si tu accepterais que je m’installe ici pour…
— Bien sûr, Nicole, l’avait-il interrompue.
Et il pleurait, pour la première fois devant elle depuis la mort d’Anawi.
— Nous ferons tout ce qui est nécessaire, avait-il ajouté en la prenant dans ses bras.
J’ai eu tant de chance. Il a été si compréhensif. Il ne m’a adressé aucun reproche. Il ne m’a rien demandé. Quand je lui ai révélé qui était le père en précisant que je ne voulais pas qu’on le sache, surtout pas Henry et l’enfant, il s’est engagé à garder ce secret. Et il a tenu parole.
Les soleils se rallumèrent brusquement et Nicole se leva pour regarder sa prison sous leur clarté. Seul le centre de la fosse était éclairé, les deux extrémités restaient dans l’ombre. Elle fut surprise de se sentir si joyeuse et optimiste dans une situation aussi désespérée.
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