— Qu’en dis-tu, Shigeru ? Allons-nous faire une petite glissade sur cette mer gelée pour offrir aux Terriens une vue rapprochée de la version raméenne de New York ?
— Certainement, répondit Takagishi. Je bous d’impatience…
— À condition que vous soyez revenus au camp à 19 h 30 au plus tard, intervint David Brown.
Il était à bord de l’hélicoptère en compagnie de l’amiral Heilmann et de Reggie Wilson.
— Ce soir, nous allons devoir établir un emploi du temps et peut-être modifier nos projets pour demain.
— Bien reçu, répondit Wakefield. Si nous n’installons pas le treuil immédiatement et n’avons pas de problèmes pour descendre le traîneau jusqu’au bas des marches, nous aurons traversé cette mer dans dix minutes et serons de retour dans les délais.
— Cet après-midi, nous avons survolé de nombreux points de l’Hémicylindre nord sans voir le moindre biote, dit Brown. Quant aux agglomérations, toutes sont à première vue identiques. La Plaine centrale ne nous réserve aucune surprise et nous devrions nous engager dès demain dans la moitié sud qui conserve tous ses mystères.
— New York, rétorqua Takagishi. Nous avions prévu une reconnaissance détaillée de cette ville.
Brown ne prit pas la peine de répondre. Takagishi s’avança jusqu’au bord de la falaise et regarda l’étendue de glace, cinquante mètres en contrebas. Sur sa gauche un petit escalier avait été taillé dans la paroi verticale.
— Le glisseur est-il lourd ? demanda-t-il.
— Surtout volumineux, répondit Wakefield. Vous ne préférez pas que j’installe le système de poulies et attendre demain pour traverser ?
— Je vous aiderai à porter cet engin, proposa Francesca. Comment voulez-vous que nous donnions un avis digne d’intérêt lors de la réunion de ce soir si nous n’allons pas voir New York d’un peu plus près ?
Richard secoua la tête, visiblement amusé.
— Entendu, dit-il. L’information passe avant tout. Je descendrai devant vous pour retenir le glisseur. Francesca, placez-vous au milieu. Docteur Takagishi, vous le retiendrez par-derrière. Et prenez garde aux patins, leurs arêtes sont de vrais rasoirs.
Ils atteignirent la surface de la mer Cylindrique sans incident.
— Bonté divine ! s’exclama Francesca Sabatini alors qu’ils s’apprêtaient à traverser l’étendue de glace. Je n’aurais jamais cru que ce serait aussi facile. Est-il bien nécessaire d’installer un treuil ?
— Nous aurons peut-être d’autres choses à transporter ou – ce n’est qu’une simple hypothèse – à nous défendre pendant l’ascension ou la descente.
Wakefield et Takagishi s’assirent à l’avant du traîneau et Francesca prit place à l’arrière, la caméra au poing. Le Japonais devint de plus en plus prolixe au fur et à mesure qu’ils approchaient de New York.
— Regardez ça ! s’exclama-t-il quand ils ne furent plus qu’à cinq cents mètres de l’île. Peut-on encore douter que ce soit la capitale de Rama ?
Plus ils s’en rapprochaient, plus la vision à couper le souffle de l’étrange cité qui se dressait devant eux les empêchait d’avoir la moindre conversation. Tout dans sa structure complexe proclamait qu’elle avait été conçue et bâtie avec ordre et méthode par des êtres à l’intelligence très développée, mais les cosmonautes qui s’étaient aventurés dans son double soixante-dix ans plus tôt n’y avaient pas trouvé plus de traces de vie que dans le reste de Rama I. Cette île étroite (dix kilomètres sur trois) était-elle une énorme machine compliquée comme l’avaient supposé ses premiers visiteurs ou une cité dont toute la population s’était éteinte depuis des temps immémoriaux ?
Ils arrêtèrent le glisseur à la limite de la mer de glace et empruntèrent un chemin qui conduisait à un escalier menant au sommet des remparts de la ville. Les grandes enjambées de Takagishi l’emportèrent une vingtaine de mètres devant Wakefield et Sabatini. De nouveaux détails leur étaient révélés au fur et à mesure qu’ils s’élevaient.
Les formes géométriques de certains immeubles intriguaient Richard. En plus des gratte-ciel il voyait des sphères, des parallélépipèdes et même quelques polyèdres. Et leur disposition suivait indubitablement un ordre logique. Oui, se dit-il en parcourant du regard cet ensemble fascinant de structures, là-bas il y a un dodécaèdre, là un pentaèdre…
Mais le fil de ses cogitations géométriques se brisa quand les soleils internes de Rama s’éteignirent simultanément et que le monde cylindrique fut plongé dans une nuit profonde.
24. DES BRUISSEMENTS DANS LES TÉNÈBRES
Takagishi ne voyait plus rien, comme s’il avait été frappé de cécité. Il cilla et se figea au sein de cette obscurité absolue. Puis le silence momentané des coms se changea en vacarme assourdissant comme tous les cosmonautes parlaient en même temps. Takagishi surmonta sa peur et tenta de reconstituer calmement dans son esprit la scène qu’il avait eue sous les yeux lorsque les soleils s’étaient éteints.
Il se dressait sur le mur d’enceinte de New York, à un mètre du vide. Il venait d’entrevoir à environ deux cents mètres sur sa gauche un escalier qui descendait dans la ville, quand tout avait disparu…
— Takagishi, appela Wakefield. Ça va ?
Il se tourna vers le point d’origine de la voix et sentit ses jambes vaciller. Ces ténèbres totales le privaient de son sens de l’orientation. De combien de degrés avait-il pivoté ? La cité était-elle toujours en face de lui ? Il chercha des renseignements dans ses souvenirs. La muraille s’élevait sur vingt ou trente mètres au-dessus des rues de la cité. Une chute serait fatale.
— Je suis ici, fit-il en hésitant. Trop près du bord pour pouvoir me déplacer.
Il se laissa choir à quatre pattes. Le métal était glacé, sous ses paumes.
— Nous arrivons, dit Francesca. Laissez-moi seulement le temps de trouver la torche de mon caméscope.
Takagishi baissa le volume de son com pour tendre l’oreille. Quelques secondes plus tard un point de lumière apparut dans le lointain. Il discernait à peine les silhouettes de ses compagnons.
— Où êtes-vous, Shigeru ? demanda l’Italienne.
Le projecteur de sa caméra n’éclairait qu’une petite zone circulaire autour de ses pieds.
— Ici, ici.
Il lui adressa des gestes frénétiques avant de se rappeler qu’elle ne pouvait le voir.
— Je réclame un silence radio total tant que nous n’aurons pas eu des nouvelles de tout le monde, cria David Brown dans son com.
Le calme revint après quelques secondes.
— Parfait, déclara-t-il. Francesca, que s’est-il passé, là-bas ?
— Nous montions l’escalier de la muraille qui cerne New York, à une centaine de mètres du glisseur. Le Dr Takagishi nous avait précédés et était déjà au sommet. Nous disposons de la torche de ma caméra et nous allons le rejoindre.
— Janos, appela ensuite le Dr Brown. Où est le V.L.R. 2 ?
— À environ trois kilomètres du camp. Les projecteurs sont efficaces et nous devrions être de retour dans moins d’un quart d’heure.
— Revenez à la base et branchez la balise de guidage. Nous resterons dans les airs tant que vous n’aurez pas vérifié qu’elle fonctionne correctement… Francesca, soyez prudente mais revenez au camp le plus vite possible. Et adressez-nous un rapport toutes les deux minutes.
— Bien reçu, David.
Elle coupa son com et appela Takagishi. Seule une trentaine de mètres les séparait mais ils mirent plus d’une minute pour le trouver dans le noir.
Le Japonais éprouva un intense soulagement quand ses collègues le touchèrent. Ils s’assirent près de lui au sommet du rempart et écoutèrent les discussions qui reprenaient sur les coms. À bord de Newton, O’Toole et Desjardins s’assuraient que l’extinction des soleils ne s’était pas accompagnée d’autres changements. La demi-douzaine de stations scientifiques portables déjà installées à l’intérieur du vaisseau extraterrestre n’avaient rien relevé de significatif. Les indications fournies par les thermomètres, les anémomètres, les sismographes et les spectroscopes étaient inchangées.
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