Elle s’écarta du moniteur.
— Mais je ne peux tirer un trait sur l’incident pour la simple raison que vous étiez surexcité.
Ils se dévisagèrent plusieurs secondes.
— Qu’essayez-vous de me dire, docteur ? Auriez-vous l’intention de m’assigner à résidence dans mes quartiers, à ce tournant capital de mon existence ?
— Je l’envisage, répondit-elle avec sincérité. J’accorde plus d’importance à votre santé qu’à votre carrière. J’ai laissé mourir un membre de cette expédition et je ne pourrais me pardonner une nouvelle erreur.
L’expression de son interlocuteur se fit suppliante.
— Je sais à quel point ces sorties dans Rama sont importantes pour vous. J’aimerais trouver une raison valable de ne pas tenir compte de ces enregistrements.
Elle s’assit au pied du lit et regarda ailleurs pour ajouter :
— En tant que médecin, cela me pose un cas de conscience.
Elle entendit Takagishi se rapprocher. Il posa doucement une main sur son épaule.
— Ces dernières journées ont été pour vous très éprouvantes, mais vous n’êtes pas responsable de ce qui s’est passé. Nous savons tous qu’il était impossible de sauver le général Borzov.
Elle lisait du respect et de l’amitié dans les yeux de Takagishi. Elle le remercia d’un sourire.
— Je vous suis très reconnaissant de ce que vous avez fait pour moi avant notre départ, ajouta-t-il. Si vous jugez devoir limiter mes activités, je n’émettrai aucune objection.
— Merde, grommela-t-elle en se levant. Ce n’est pas aussi simple. J’ai consacré plus d’une heure à étudier les données enregistrées au cours de la nuit. Regardez ceci. Tout a été absolument normal, au cours des dix dernières heures. Pas la moindre anomalie. Et il ne s’était pas produit d’incident depuis des semaines. Jusqu’à hier. Qu’avez-vous, Shig ? Votre cœur est-il en mauvais état ou simplement fantasque ?
Il sourit.
— Mon épouse a autrefois penché pour la seconde hypothèse, mais je présume que ce n’était pas selon un point de vue médical.
Nicole utilisa le scanner et fit afficher les données sur le moniteur.
— Voilà que ça recommence, l’enregistrement d’un cœur parfaitement sain. Aucun cardiologue ne le contesterait.
Elle se dirigea vers la porte.
— Alors, quel est votre verdict, docteur ?
— Je n’ai encore rien décidé. Vous pourriez me faciliter les choses. Si ces anomalies se reproduisaient, tout serait bien plus simple pour moi.
Elle agita la main.
— À tout à l’heure, pour le petit déjeuner.
Richard Wakefield sortait de sa cabine. Nicole suivait la coursive après avoir laissé Takagishi, et elle décida de lui parler du logiciel de RoChir.
— Bonjour, princesse, dit-il en la voyant approcher. Que faites-vous debout à une heure aussi matinale ? Quelque chose d’intéressant, j’espère ?
— Je désirais vous voir, répondit-elle sur le même ton badin.
Il s’arrêta pour l’écouter.
— Avez-vous une minute ?
— Pour vous, madame, j’en ai même deux. Mais pas plus, car je n’ai rien mangé depuis des heures et lorsque mon ventre crie famine je me métamorphose en ogre sanguinaire.
Elle rit.
— Qu’aviez-vous à me dire ? ajouta-t-il gaiement.
— Pourrions-nous aller dans votre chambre ?
— Je le savais, je le savais ! Il virevolta vers sa porte.
— C’est finalement arrivé, mes rêves les plus fous deviennent réalité. Une femme belle et intelligente va me déclarer sa flamme…
Nicole ne put retenir un gloussement.
— Wakefield, savez-vous que votre cas est désespéré ? N’êtes-vous donc jamais sérieux ? Ce que j’ai à vous dire est très grave.
— Enfer et damnation ! déclama-t-il. Je m’étais mépris sur vos intentions ! En ce cas, je me vois contraint de limiter cet entretien aux deux minutes précédemment concédées. Les choses graves ont le don d’aiguiser mon appétit… et de me rendre bougon.
Il ouvrit la porte de sa cabine et attendit que Nicole fût à l’intérieur pour lui désigner le siège placé devant le terminal de l’ordinateur et aller s’asseoir sur la couchette. Elle se tourna vers lui. Sur une étagère, au-dessus de la tête de Richard, s’alignaient une douzaine de petits personnages du même type que ceux qu’elle avait vus chez Tabori et lors de la représentation qui avait clôturé le dernier festin de Borzov.
La curiosité qu’ils lui inspiraient n’échappa pas à Richard.
— Permettez-moi de vous présenter une partie de ma ménagerie, fit-il. Vous connaissez déjà lady Macbeth et son époux, ainsi que Puck et Bottom. Voici ensuite Tybalt et Mercutio, droit sortis de Roméo et Juliette. Juste à côté, nous avons Iago et Othello, suivis par le prince Hal, Falstaff et la merveilleuse Mme Regimbe. Le dernier sur la droite est mon meilleur ami : le Barde, ou B en abrégé.
Pendant que Nicole admirait les figurines Richard abaissa un interrupteur et B descendit une échelle jusqu’au lit. Le robot de vingt centimètres s’avança avec précaution entre les plis des draps pour venir saluer la visiteuse.
— Comment vous appelez-vous, belle dame ?
— Nicole Desjardins.
— Ce nom laisse supposer que vous êtes française, bien que vous n’en ayez pas l’apparence. Pas celle d’une Valois, tout au moins.
Il semblait la dévisager.
— Vous me feriez plutôt penser au fruit de l’union d’Othello et de Desdémone.
Elle était sidérée.
— Comment faites-vous cela ? demanda-t-elle à Wakefield.
— Je vous expliquerai plus tard. Avez-vous un sonnet shakespearien préféré ? Si oui, récitez-en un vers ou indiquez lequel.
— Combien de fois ai-je vu…, se souvint-elle.
— … le glorieux matin, compléta le robot,
Flatter la cime des montagnes d’un œil souverain,
Embrasser de son visage flamboyant les vertes prairies,
Dorer l’eau pâle des ruisseaux par sa céleste alchimie.
Le petit personnage récitait le poème en l’accompagnant de mouvements des bras et de la tête pleins de grâce, et la large palette de ses expressions faciales était telle que Nicole fut une fois de plus impressionnée par la créativité de Wakefield. Elle se rappelait les quatre vers clés du sonnet, appris pendant ses études à l’université, et elle les récita en même temps que lui :
Ainsi mon soleil, un matin, a-t-il embrasé
Mon front de sa triomphale splendeur.
Mais, hélas, il ne s’offrit à moi qu’une heure,
Les nuées de nuages l’eurent bientôt masqué.
Le robot récita le distique final et, émue par ces mots relégués aux confins de l’oubli, Nicole se surprit à applaudir.
— Les connaît-il tous ? voulut-elle savoir. Richard le confirma d’un signe de la tête.
— Ainsi que la plupart des répliques dramatiques les plus poétiques. Mais ce n’est pas le plus intéressant, car il suffit pour cela de disposer d’une mémoire importante. B est surtout très intelligent. Il tient des conversations mieux que…
Il s’interrompit au milieu de sa phrase.
— Pardonnez-moi, Nicole. Je monopolise le temps de parole. Vous vouliez me parler d’une chose grave.
— Mes deux minutes sont écoulées, fit-elle avec un regard pétillant de malice. Ne risquez-vous pas de mourir d’inanition si je vous retiens ici cinq minutes de plus ?
Puis elle redevint sérieuse et lui résuma en peu de mots l’enquête qu’elle venait de mener sur la tragique erreur de RoChir. Elle lui fit part de ses conclusions : les systèmes de protection du robot avaient dû être déconnectés par un passage sur le mode manuel. Elle précisa qu’elle ne possédait pas les connaissances nécessaires pour approfondir la question et réclama son aide. Elle ne parla pas de ses soupçons.
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