— Regardez ! cria brusquement Irina Turgenyev. Regardez le moniteur.
Une image s’était figée sur l’écran géant du centre de contrôle, celle d’une créature qui ressemblait à un crabe. Cette chose basse et plate était deux fois plus longue que large et supportée par six pattes à trois articulations. Deux pinces semblables à des cisailles se tendaient à l’avant, près d’une batterie d’organes manipulateurs qui évoquaient des mains de bébé et restaient au repos dans une cavité de la carapace. Un examen plus attentif révélait qu’il s’agissait en fait d’un assortiment d’outils digne d’une quincaillerie : tenailles, poinçons, râpes et même une sorte de foret.
Les yeux, si c’étaient des yeux, se nichaient dans les profondeurs de capuchons protecteurs dressés tels des périscopes à la verticale du corps. Les globes oculaires bleu vif semblaient faits de cristal, ou de gelée, et étaient vides de toute lueur d’intelligence.
La légende visible sur le côté de l’image indiquait que le cliché avait été pris quelques instants plus tôt par un drone à long rayon d’action, en un lieu situé à approximativement cinq kilomètres au sud de la mer Cylindrique. Le champ couvert par le téléobjectif était d’environ six mètres carrés.
— Nous allons avoir de la compagnie, commenta Janos Tabori.
Ses compagnons se contentaient de fixer le moniteur, privés de voix par la surprise.
* * *
Tous estimèrent ensuite que ce crabe biote ne les aurait pas impressionnés à ce point s’il était apparu à un autre instant. La conduite de Reggie était aberrante, mais ses propos contenaient assez de bon sens pour leur rappeler les dangers d’une telle expédition. Nul n’était à l’abri de la peur. Chacun d’eux avait, à un moment ou un autre, pensé avec angoisse que les Raméens n’étaient peut-être pas venus vers la Terre en amis.
Mais ils faisaient abstraction de leurs craintes. Leur métier comportait des risques. Comme les astronautes du passé qui savaient que leurs navettes spatiales primitives pouvaient s’écraser au sol ou exploser en vol, ils avaient accepté de courir les dangers d’une telle mission. Ils veillaient habituellement à éviter toute discussion sur ce thème en reportant leur attention sur des sujets plus terre à terre (et donc plus facilement contrôlables) tels que l’emploi du temps du jour suivant.
L’éclat de Reggie et l’apparition simultanée du crabe biote sur l’écran du centre de contrôle furent à l’origine d’un débat extrêmement sérieux. O’Toole exprima son point de vue. Les Raméens le fascinaient mais ne lui inspiraient pas la moindre crainte. S’il participait à cette expédition c’était par la grâce de Dieu, et si cette aventure extraordinaire devait être la dernière de son existence ce serait par Sa volonté.
Plusieurs membres de l’équipage semblaient partager l’opinion de Richard Wakefield. Cette exploration représentait un défi et une mise à l’épreuve de leur courage, et les incertitudes étaient à l’origine d’autant de fascination que de peur. L’exaltation procurée par la perspective de faire des découvertes et d’apprendre peut-être quel sens il convenait de donner à cette rencontre avec des extraterrestres compensait amplement les aspects négatifs. Richard était convaincu de l’importance de leur mission. C’était l’apothéose de son existence et s’il perdait la vie au moins aurait-il fait quelque chose d’exceptionnel.
Nicole suivait la discussion avec beaucoup d’attention. Elle fut avare de commentaires mais découvrit que les propos de ses compagnons aidaient ses propres opinions à s’affirmer. Elle prenait plaisir à observer les réactions verbales et gestuelles des autres cosmonautes. Shigeru Takagishi partageait le point de vue de Wakefield. Il avait hoché vigoureusement la tête pendant tout son discours. Reggie Wilson, à présent calmé et sans doute embarrassé par son éclat, ne répondait que lorsqu’on l’interrogeait. L’amiral Heilmann, mal à l’aise tout au long de la discussion, intervenait seulement pour leur rappeler que le temps s’écoulait.
Chose surprenante, le Dr David Brown resta à l’écart de ce débat philosophique. Il se contenta de faire quelques brefs commentaires et s’il parut à un moment vouloir se lancer dans de longues explications il décida de s’en abstenir. Il ne révéla pas le fond de sa pensée sur la nature de Rama.
Francesca Sabatini tint tout d’abord un rôle d’élément modérateur, ou de simple interlocutrice. Elle demandait à ses compagnons de préciser certains points en veillant à empêcher les esprits de s’échauffer. Vers la fin, cependant, elle s’autorisa quelques commentaires et exprima une opinion fort différente de celle de Wakefield et du général O’Toole.
— Vous présentez la situation sous un jour trop complexe et intellectuel, reprocha-t-elle quand Richard eut terminé son panégyrique des joies procurées par l’acquisition de la connaissance. Je me suis interrogée sur mes motivations sitôt après m’être portée volontaire pour le projet Newton. J’ai étudié la question comme je le fais chaque fois que je dois prendre une décision importante. J’ai dressé un bilan et estimé que les avantages – sous toutes leurs formes : gloire, prestige, argent et même aventure – compensaient amplement les risques. Et je ne partage absolument pas l’avis de Richard dans un domaine. Je tiens à rester en vie, car je ne récolterai les bienfaits de ce que nous faisons que plus tard, à mon retour sur Terre.
Les commentaires de Francesca éveillèrent la curiosité de Nicole. Elle eût aimé lui poser des questions, mais ce n’était ni le lieu ni le moment. Après la réunion les déclarations de la journaliste italienne l’intriguaient toujours. Considère-t-elle vraiment la vie de façon aussi simple ? se demanda-t-elle. Peut-on évaluer chaque chose en termes d’avantages et de désavantages ? Elle se rappela avec quelle indifférence cette femme avait bu le produit abortif. Mais que deviennent alors nos principes et nos valeurs morales ? Et même les simples sentiments ? Ils avaient terminé d’exposer leurs motivations et Francesca restait pour elle une énigme.
* * *
Nicole observait le Dr Takagishi dont le comportement était désormais posé.
— J’ai apporté un listing des consignes de sortie, docteur Brown, dit-il en agitant une liasse de papier de dix bons centimètres d’épaisseur. Afin que nous gardions à l’esprit les principes fondamentaux décidés lors de la préparation à cette expédition. Puis-je lire le sommaire ?
— Je doute que ce soit utile, répondit David Brown. Nous connaissons par cœur ce…
— Pas moi, l’interrompit le général O’Toole. J’aimerais en prendre connaissance. L’amiral Heilmann m’a chargé de lui résumer l’essentiel de ce qui se dirait pendant cette réunion.
Le Dr Brown fit signe à Takagishi d’agir à sa guise. Le petit Japonais préleva une page dans les documents. Il savait Brown favorable à une chasse aux biotes dès la deuxième sortie alors qu’il jugeait quant à lui plus urgent de procéder à une exploration méthodique de la ville de New York.
Une heure plus tôt, Reggie Wilson les avait priés de l’excuser et était allé faire une sieste dans sa cabine. Les cinq autres membres de l’expédition toujours à bord de Newton avaient consacré l’après-midi à tenter vainement d’arriver à un accord sur la nature de leurs activités pendant la deuxième sortie. Les opinions de Brown et de Takagishi étaient radicalement différentes et obtenir un consensus semblait impossible. Derrière eux, le grand moniteur leur permettait de suivre les activités des cadets de l’espace et de l’amiral Heilmann au travail dans Rama. On pouvait voir en cet instant même Tabori et Turgenyev au camp de la mer Cylindrique. Ils venaient de terminer l’assemblage du deuxième canot et testaient ses circuits électriques.
Читать дальше