— Excusez-moi, monsieur Wilson, mais est-ce à moi que vous avez parlé ?
— Bien sûr. On ne vous a pas dit que vous étiez le scientifique en second de cette mission ? Non ? Ça ne m’étonne pas, notez bien. Avant le départ, j’ignorais que je serais le journaliste numéro deux.
— Reggie, je ne crois pas que… commença Nicole.
— Quant à vous, docteur, l’interrompit Wilson en se penchant vers elle, vous avez failli ne jamais voir Rama. J’ai entendu nos chefs bien-aimés parler de vous. Je me réfère naturellement à Heilmann et à Brown. Ils vous auraient volontiers laissée moisir à bord de Newton, s’ils n’avaient pas eu besoin de vos talents…
— Ça suffit, intervint Wakefield sur un ton autoritaire. Cessez de tenir constamment des propos déplaisants.
La tension devint perceptible. Richard attendit quelques instants puis ajouta d’une voix plus douce :
— Au fait, Reggie, j’ai cru comprendre que vous aimiez conduire. Piloter ce machin vous tente ?
C’était la suggestion idéale. Quelques minutes plus tard Wilson l’avait remplacé et accélérait pour négocier un virage serré en riant comme un fou. Desjardins et Takagishi étaient ballottés sur la banquette arrière.
Nicole l’observait. Il est redevenu fantasque, se dit-elle. Pour la troisième fois en deux jours. Elle essaya de se rappeler à quand remontait son dernier examen complet de cet homme. Au lendemain de la mort de Borzov. Je n’ai étudié les données fournies par leurs sondes qu’à deux reprises pendant cette période. Merde, j’étais à tel point obsédée par le décès du commandant que j’ai oublié tous mes devoirs. Elle décida de réparer cette omission dès leur arrivée au camp.
— Soit dit en passant, mon cher professeur, dit Richard Wakefield quand Wilson eut enfin redressé le véhicule et mis le cap sur la base Bêta, j’aurais une question à vous poser.
Il se tourna vers le scientifique japonais.
— Avez-vous identifié le « son étrange » que nous avons entendu l’autre jour ? Si le Dr Brown n’a pas réussi à vous convaincre que ce n’était qu’un fruit de notre imagination collective, bien sûr.
Le Dr Takagishi secoua la tête.
— Je vous ai dit que c’était une nouveauté.
Il regarda dans le lointain, au-delà des champs mystérieux de la Plaine centrale.
— Ce Rama est différent de l’autre. Je le sais. Au sud, ces sortes de cases d’échiquier ne sont pas disposées de la même manière et ne s’étendent pas jusqu’à la berge de la mer Cylindrique. Les soleils se sont allumés avant que la mer n’ait commencé de fondre, pour s’éteindre peu après… brusquement, sans décroître au fil des heures comme l’ont relaté les explorateurs du premier Rama. Ici, les crabes biotes se déplacent par groupes, et non en solitaires.
Il fit une pause, le regard toujours perdu dans le lointain.
— Le Dr Brown considère que ces différences sont mineures, mais je suis convaincu qu’elles ont une signification. Je pense qu’il se trompe.
— Il se peut aussi que ce type soit tout simplement un enfoiré, grommela Wilson.
Il accéléra et le V.L.R. atteignit sa vitesse maximale.
— Camp Bêta, nous voilà !
Nicole termina un déjeuner composé de canard reconstitué, brocolis déshydratés et pommes de terre en purée. Les autres cosmonautes n’avaient pas terminé leur repas et un calme relatif régnait autour de la longue table. Sur le moniteur installé dans l’angle, près de l’entrée, ils pouvaient suivre la progression des crabes biotes. Leur mode de déplacement n’avait pas changé. Le point lumineux indiquant leur emplacement s’éloignait dans une direction pendant une dizaine de minutes puis repartait dans l’autre sens.
— Que feront-ils lorsqu’ils auront terminé de ratisser cette parcelle ? se demanda Richard Wakefield.
Il regardait la carte informatique du secteur affichée sur une paroi.
— La dernière fois, ils ont emprunté une des voies qui séparent les cases de cet échiquier jusqu’à une fosse où ils ont déversé leurs ordures, répondit Francesca. Mais comme ils n’ont rien ramassé dans cette section il est impossible de prédire ce qu’ils feront ensuite.
— Êtes-vous tous convaincus que ce sont de simples éboueurs ?
— Tout le confirme, déclara David Brown. Quand Jimmy Pak a rencontré un crabe biote solitaire dans Rama I, sa conclusion a été la même.
— Nous commettons le péché d’orgueil, intervint Shigeru Takagishi.
Il prit le temps de mastiquer sa dernière bouchée et de l’avaler avant d’ajouter :
— Le Dr Brown n’a-t-il pas été un des premiers à déclarer que les humains ne pourraient jamais comprendre ce qui se passe à l’intérieur de ce vaisseau ? Vos propos me font penser à ceux des aveugles de ce vieux proverbe hindou. Ils touchent un éléphant et tous le décrivent de façon différente. Parce qu’ils n’ont tâté qu’une infime partie de l’animal, tous sont dans l’erreur.
— Vous ne croyez donc pas que ces crabes sont des employés de la voirie raméenne ? s’enquit Janos Tabori.
— Je trouve seulement présomptueux de conclure qu’ils ont pour unique fonction de ramasser les déchets. Nous manquons d’informations pour nous prononcer.
— Il est parfois indispensable d’extrapoler, insista le Dr Brown. Et même de spéculer, à partir d’un nombre de faits restreint. Vous savez que la science actuelle se fonde plus sur des probabilités que sur des certitudes.
— Avant de nous égarer dans un discours sur la méthodologie scientifique, j’ai une proposition amusante à vous faire, dit Janos.
Il sourit et se leva.
— À vrai dire, l’idée est de Richard mais j’en ai fait un jeu. Il se rapporte aux soleils.
Il leva sa tasse et but une gorgée d’eau.
— Depuis notre entrée dans Ramaland, il s’est produit trois changements radicaux dans son éclairage.
— Dehors ! Sortez-le ! cria Wakefield. Janos rit.
— D’accord, j’en viens à l’essentiel. Qu’ont fait les soleils de Rama ? Ils se sont allumés, éteints et rallumés. Quelle est la suite du programme ? Je propose d’alimenter une cagnotte avec, disons… vingt marks par tête. Chacun de nous essaiera de deviner ce que fera le système d’éclairage jusqu’à la fin de notre mission et celui qui tombera le plus près remportera la mise.
— Qui décidera du vainqueur ? demanda Reggie Wilson.
Il sommeillait et n’avait pas cessé de bâiller au cours de l’heure écoulée.
— Malgré l’intelligence développée des éminents personnages réunis autour de cette table je doute qu’un seul d’entre eux ait compris Rama, ajouta-t-il. Je pense que ce cycle n’obéit à aucun ordre logique. Ce vaisseau s’allume et s’éteint au hasard, sans raison.
— Couchez cette proposition par écrit et adressez-la au modem du général O’Toole. Richard et moi avons estimé qu’il serait le meilleur arbitre. À la fin de la mission, il comparera les faits aux prédictions et désignera celui qui aura gagné un dîner aux chandelles pour deux.
David Brown repoussa sa chaise.
— Est-ce tout, Tabori ? Si vous n’avez rien de plus important à nous dire, peut-être pourrions-nous débarrasser la table et passer aux choses sérieuses ?
— Eh, ne vous fâchez pas ! J’essayais simplement de détendre l’atmosphère, répliqua Janos. Nous sommes tous sur les nerfs…
Brown sortit de la hutte avant que Tabori n’eût terminé sa phrase.
— Quelle mouche le pique ? demanda Richard à Francesca.
— C’est cette partie de chasse qui le préoccupe, répondit-elle. Il s’est levé du pied gauche. Mais peut-être a-t-il pris conscience de ses responsabilités.
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