Après s’être assurée que le cube royal n’était pas verrouillé en écriture, elle créa un dix-neuvième fichier qu’elle appela tout simplement NICOLE et se servit d’un logiciel de traitement de textes pour rédiger un mémo :
3-3-00.
— J’ai obtenu la certitude que le mauvais fonctionnement de RoChir au cours de l’intervention pratiquée sur Borzov est dû à un ordre manuel entré après chargement et vérification du logiciel. Je compte demander à Wakefield de m’aider.
Puis elle sortit un cube vierge d’un tiroir et y copia ses fichiers et toutes les informations enregistrées dans le cube d’Henry. Lorsqu’elle enfila sa combinaison pour aller assurer sa permanence, elle glissa ce second cube dans sa poche.
* * *
Le général O’Toole sommeillait dans son fauteuil du centre de surveillance et de commandement de l’appareil militaire, quand Nicole vint le relever. Si la batterie d’écrans était moins impressionnante qu’à bord de l’engin des scientifiques, ce C.S.C. était plus rationnel, surtout aux yeux d’un technicien. Un seul cosmonaute pouvait se charger de toutes les opérations.
O’Toole la pria de l’excuser et désigna trois écrans où l’on distinguait des vues différentes de la même scène : l’équipe qui dormait dans le campement rudimentaire installé au pied de l’escalier Alpha.
— Depuis cinq heures le programme manque un peu d’intérêt, commenta-t-il.
Elle sourit.
— Vous n’avez pas à vous justifier, général. Je sais que vous avez assuré la permanence une journée complète.
Il se leva et consulta le journal de bord sur un des six moniteurs placés devant lui.
— Après votre départ, ils ont dîné puis assemblé le premier V.L.R. Le goniomètre automatique a raté son autodiagnostic mais Wakefield a trouvé ce qui clochait – un bug dans une sous-routine – et il y a remédié. Tabori a essayé le véhicule avant d’aller se coucher. En fin de journée, Francesca a adressé à la Terre un reportage bref mais poignant. Vous voulez le visionner ?
Nicole hocha la tête. O’Toole brancha le moniteur de droite et un gros plan de la journaliste y apparut, à l’extérieur du camp. Des parties de l’escalier et du télésiège apparaissaient à la limite du champ de la caméra.
— Le marchand de sable va passer sur Rama, fit-elle. Elle regarda de toutes parts.
— Il y a neuf heures, ce monde fantastique s’est subitement illuminé et nous avons pu admirer le travail admirable de nos cousins éloignés.
Un montage de clichés et de courtes séquences vidéo prises par les drones ou par elle-même illustraient sa présentation du « petit univers artificiel » qu’ils étaient « sur le point d’explorer ». À la fin du documentaire la caméra fit un gros plan de la journaliste.
— Nul ne sait pourquoi ce vaisseau spatial a envahi notre minuscule domaine des confins de la galaxie moins d’un siècle après son prédécesseur. Les humains ne pourront peut-être jamais appréhender la finalité de cette réalisation magnifique, mais il est également possible que nous trouvions quelque part dans ce monde artificiel démesuré les clés qui nous permettront de déverrouiller les portes derrière lesquelles se dissimulent les constructeurs de ce vaisseau.
Elle sourit et ses narines se dilatèrent.
— Et si nous arrivons jusqu’à eux, il n’est pas à exclure que nous découvrions notre véritable nature… et celle de nos dieux.
Nicole constata que le général O’Toole était ému par cette envolée lyrique. Malgré l’antipathie que lui inspirait Francesca, elle devait reconnaître que cette femme avait du talent.
— Elle a parfaitement traduit ce que m’inspire cette aventure, déclara le militaire avec enthousiasme. Je voudrais tant pouvoir l’exprimer aussi bien qu’elle.
Nicole s’assit aux consoles et entra le code de relève. Elle suivit la procédure qui s’afficha sur le moniteur et s’assura du parfait fonctionnement de tout le matériel.
— C’est bon, général, dit-elle en se tournant dans son siège. Je me charge de tout.
Il s’attardait derrière elle, visiblement désireux de bavarder.
— Il y a trois jours, j’ai eu une longue discussion avec la signora Sabatini sur le thème de la religion, dit-il finalement. Elle m’a confié qu’elle était devenue agnostique puis avait opéré un retour vers l’Église. Elle déclare que c’est en pensant à Rama qu’elle a senti sa foi se raviver.
Il y eut un long silence. Sans raison particulière, Nicole pensa à l’église du XV esiècle du vieux village de Saint-Étienne-de-Chigny, à huit cents mètres sur la route de Beauvois. Elle se revit, debout dans la nef au côté de son père. C’était une belle matinée de printemps et la lumière qui embrasait les vitraux la fascinait.
— Dieu a-t-il aussi créé les couleurs ? avait-elle demandé à son père.
— Certains le disent.
— Et toi, qu’en penses-tu ?
— Je me vois contraint d’admettre que cette aventure équivaut pour moi à une quête spirituelle, disait le général.
Nicole s’efforça de regagner le présent.
— Je me sens plus proche de Dieu que je ne l’ai jamais été, ajoutait O’Toole. Contempler l’immensité de l’univers insuffle en nous une humilité salutaire et nous rend…
Il s’interrompit brusquement.
— Désolé, je vous impose…
— Non, non, je vous en prie. Je trouve vos convictions religieuses revigorantes.
— J’espère ne pas vous avoir froissée. Tout ceci est d’une nature très personnelle. (Il sourit.) Mais on ne peut toujours garder pour soi ce que l’on ressent, d’autant plus que vous et la signora Sabatini êtes catholiques au même titre que moi.
Il sortit du centre de contrôle et Nicole lui souhaita de faire un somme réparateur. Après son départ elle prit dans sa poche le deuxième cube de données et l’inséra dans le lecteur de la console. Elle se représenta Francesca Sabatini écoutant avec recueillement les digressions philosophiques du général américain sur la signification religieuse de la traversée du système solaire par les Raméens. Vous me sidérez, madame, pensa-t-elle.
Vous ne reculez devant rien, pas même l’hypocrisie. Pour vous, la fin justifie tous les moyens.
* * *
Le Dr Shigeru Takagishi regardait les tours et les sphères de New York qui se dressaient à quatre kilomètres de là, muet d’admiration. De temps en temps, il se dirigeait vers le télescope installé au bord de la falaise surplombant la mer Cylindrique pour étudier tel ou tel détail de cette vision extraordinaire.
— Vous savez, dit-il finalement à Wakefield et Sabatini, soit les rapports que nos prédécesseurs ont rédigés sur cette ville sont imprécis, soit nous sommes dans un vaisseau de type différent.
Ni Richard ni Francesca ne répondirent. L’électrotech était occupé à terminer de monter leur glisseur et la journaliste à immortaliser ses efforts.
— Il semble y avoir également trois secteurs identiques, eux-mêmes subdivisés en trois, poursuivait le Dr Takagishi. Mais ces neuf sections ne sont pas absolument pareilles. Je relève des variations subtiles.
Wakefield se redressa. Il souriait de satisfaction.
— Ça y est, déclara-t-il. J’ai terminé. Avec une journée d’avance sur les délais initialement prévus. Il ne me reste qu’à tester les fonctions principales.
Francesca jeta un coup d’œil à sa montre.
— Mais nous avons près d’une demi-heure de retard sur le nouveau programme. Irons-nous malgré tout voir New York de plus près avant le dîner ?
Richard haussa les épaules et regarda Takagishi. La femme se dirigea vers le Japonais.
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