Quand ses yeux se furent accoutumés à la clarté, il eut l’impression que la tour géante entrait en expansion. Les premiers explorateurs l’avaient appelée la Grande Corne. Peut-elle véritablement mesurer huit mille mètres de haut ? se demanda-t-il. Les six structures de moindre importance qui formaient un hexagone tout autour étaient reliées à la structure centrale et au cylindre de Rama par d’énormes arcs-boutants, et tout ce que l’homme avait jamais créé sur la Terre paraissait par comparaison minuscule. Mais tout cela était rapetissé par la pointe gigantesque qui se dressait au milieu de la cuvette et se prolongeait dans l’axe de rotation de Rama.
À mi-chemin entre Wakefield et les tours titanesques une bande d’une blancheur bleutée parait d’un anneau le monde cylindrique. La mer gelée lançait un défi à la logique et au sens de l’orientation. L’esprit soutenait qu’en fondant ses flots se déverseraient dans le ciel mais la force centrifuge les maintiendrait entre ses berges. Nul ne savait mieux que les membres de l’expédition Newton qu’ils auraient sur ses rives le même poids qu’au bord d’un océan de la Terre.
La ville insulaire visible dans la mer Cylindrique n’était autre que le New York raméen. Richard n’avait pas trouvé ses gratte-ciel très imposants sous la clarté des fusées éclairantes, mais sous celle des soleils de Rama la cité attirait les regards. De n’importe quel point du cylindre, les yeux se portaient irrésistiblement sur la petite île ovale où se serraient ces immeubles démesurés, l’unique élément qui rompait l’uniformité de la mer Cylindrique.
— Regardez New York ! s’exclama le Dr Takagishi. Il semble y avoir près d’un millier de bâtiments de plus de deux cents mètres de hauteur.
Il ne s’interrompit que le temps de reprendre son souffle.
— C’est là qu’ils vivent. Je le sais. Il faut visiter cet endroit en priorité.
Puis tous se turent pour graver la scène dans leur esprit. À présent, Richard voyait nettement Francesca quatre cents mètres plus haut, là où l’escalier cédait la place aux échelles.
La voix de David Brown rompit le silence.
— Je viens de m’entretenir avec l’amiral Heilmann et le Dr Takagishi qui nous a prodigué des conseils. À première vue, rien ne justifie que nous modifiions nos projets pour cette sortie, pas dans sa phase initiale tout au moins. Nous allons donc suivre la suggestion de Wakefield. Après l’installation des deux télésièges, nous descendrons les éléments d’un V.L.R. que les techs assembleront plus tard dans la soirée, et nous passerons la nuit dans le camp de la plaine.
— Ne m’oubliez pas ! cria Janos dans son com. Je n’ai pas encore pu admirer le spectacle.
Richard Wakefield déboucla son harnais et sauta sur la corniche. Il baissa les yeux sur l’escalier qui allait se perdre hors de vue.
— Bien reçu, cosmonaute Tabori. Nous sommes de retour à la station Alpha et nous vous hisserons jusqu’à nous dès que vous nous confirmerez que vous êtes prêt au départ.
« … Compte tenu des mauvais traitements infligés par un père névrosé et du traumatisme subi sur le plan affectif suite à son mariage avec l’actrice britannique Sarah Tydings, il est possible de dire que Wakefield est un homme équilibré. Il a suivi deux années d’analyse après son divorce mais y a renoncé un an avant son admission à l’Académie spatiale, en 2192. Ses résultats restent à ce jour inégalés. Ses professeurs d’électrotechnique et d’informatique sont unanimes pour reconnaître qu’à la fin de ses études il savait plus de choses que n’importe lequel d’entre eux…
« … À l’exclusion d’une réticence instinctive dès qu’on aborde sa vie privée (surtout ses rapports avec les femmes – il n’a pas eu de liaison suivie depuis son divorce), on ne retrouve pas chez Wakefield la conduite asociale propre à de nombreux individus qui ont été maltraités pendant l’enfance. Malgré un C.S. très bas dans sa jeunesse, il a perdu de son arrogance en mûrissant et il veille à ne pas imposer sa supériorité à son entourage. Son honnêteté et sa force de caractère sont admirables. Le but qu’il s’est proposé d’atteindre semble être la connaissance, et non la puissance ou la richesse… »
Nicole termina la lecture du profil psychologique de Richard Wakefield puis se frotta les yeux. Il était très tard. Elle étudiait les dossiers des membres de l’expédition depuis qu’ils s’étaient couchés dans Rama. Ils se réveilleraient dans moins de deux heures pour reprendre les préparatifs de l’exploration de ce monde étranger et Nicole devrait aller relever O’Toole au centre de télécommunications dans trente minutes. Sur tous mes collègues, on n’en dénombre que trois au-dessus de tout soupçon, résuma-t-elle. Quatre se sont compromis en signant un contrat illégal avec les médias, on ne sait presque rien de Yamanaka et de Turgenyev, Wilson est relativement stable et a ses propres projets. Restent O’Toole, Takagishi et Wakefield.
Elle se lava les mains et le visage puis retourna s’asseoir devant le terminal. Elle sortit du fichier de Wakefield et consulta le menu principal du cube de données. Elle regarda quelles étaient les statistiques comparatives disponibles et fit afficher deux tableaux côte à côte sur l’écran. Sur la gauche il y avait les E.I. de chaque membre de l’équipe et en face les indices de C.S., tous deux disposés en ordre décroissant.
Nicole avait jeté un coup d’œil à la plupart des informations figurant dans leurs dossiers respectifs sans pour autant pouvoir établir de comparaisons. Ce récapitulatif mettait en relief certains de ces indices. Elle fut surtout surprise par l’intelligence très élevée de Francesca Sabatini. Quel gâchis, pensa-t-elle aussitôt. Dire qu’elle gaspille un tel potentiel pour atteindre des buts si terre à terre.
La moyenne de l’ensemble de l’équipage s’avérait impressionnante. Tous avaient un score supérieur à celui des un pour cent. On ne trouvait qu’un individu sur mille aussi intelligent que Nicole, et elle ne figurait qu’au milieu du tableau. L’E.I. de Wakefield était exceptionnelle et le plaçait dans la catégorie des « supergénies ». De toutes ses connaissances, lui seul avait obtenu de tels résultats aux tests standard.
Sa formation psychiatrique l’incitait à se méfier de toute tentative de quantification des traits de la personnalité, mais les C.S. l’intriguaient également. Elle eût d’instinct placé O’Toole, Borzov et Takagishi en tête de liste. Ces trois hommes semblaient sûrs d’eux, équilibrés et ouverts à autrui. Mais le coefficient élevé de Wilson la sidérait. Il devait être très différent, avant de faire la connaissance de Francesca. Surprise par son propre indice de C.S., elle se rappela qu’elle était autrefois renfermée et égocentrique.
Et Wakefield ? se demanda-t-elle. Elle prenait conscience que lui seul pourrait analyser les mémoires de RoChir et l’aider à découvrir ce qui s’était passé au cours de l’intervention chirurgicale. Mais pouvait-elle lui accorder sa confiance ? Avait-elle la possibilité de solliciter son assistance sans pour autant lui faire part de ses soupçons ? Renoncer à cette enquête la tentait. Nicole, se dit-elle, s’il s’avère que ton idée de machination n’est qu’un fruit de ton imagination…
Mais le nombre de questions privées de réponse la persuadait qu’il fallait poursuivre ces recherches. Elle décida d’en parler à Wakefield.
Читать дальше