* * *
En fin d’après-midi le télésiège Alpha était terminé et prêt à être essayé.
— Puisque vous avez eu l’amabilité d’accepter de nous aider, vous serez notre première cliente, dit Richard Wakefield à Francesca.
Ils se dressaient sous une gravité normale au pied de l’escalier démesuré. Trente mille marches grimpaient dans les ténèbres de la voûte céleste artificielle qui les surplombait. Près d’eux, dans la Plaine centrale, le moteur superléger et sa station d’alimentation portative autonome étaient déjà en place. Les cosmonautes n’avaient pas mis une heure pour procéder à l’assemblage des pièces électriques et mécaniques qu’ils avaient descendues sur leur dos.
— Les sièges ne sont pas fixés aux câbles, expliqua Wakefield à la journaliste. À chaque extrémité un dispositif les bloque et les libère, ce qui permet de réduire leur nombre.
Elle s’assit avec méfiance dans la nacelle en plastique.
— Êtes-vous certain que c’est solide ? demanda-t-elle en levant les yeux vers les ténèbres.
— Bien sûr, répondit-il en riant. Autant que pendant les simulations, en tout cas. Et je serai derrière vous, dans le panier suivant, soixante secondes et quatre cents mètres plus bas. Le trajet durera quarante minutes, à une vitesse moyenne de vingt kilomètres à l’heure.
— Et je me contente de rester assise bien droite, de m’agripper et de brancher mes bouteilles d’air une fois arrivée à mi-chemin ?
— N’oubliez pas d’attacher votre ceinture, lui rappela Wakefield. Sans elle, la force d’inertie vous enverrait planer dans le ciel de Rama si le câble devait ralentir ou stopper près du sommet. Mais comme le télésiège longe l’escalier, vous n’aurez qu’à la déboucler, vous extirper de la nacelle et remonter à pied jusqu’au moyeu, en cas d’incident.
Il adressa un signe de tête à Janos Tabori qui mit le moteur en marche. Francesca fut soulevée du sol et disparut peu après au-dessus de leurs têtes.
— Ensuite, j’irai directement à Gamma, annonça Richard à Janos. Le deuxième télésiège devrait nous poser moins de problèmes. Si nous travaillons tous ensemble, nous aurons terminé au plus tard à 19 heures.
— Le temps que vous arriviez au sommet, j’aurai dressé le camp, déclara Janos. Vous pensez que nous allons malgré tout passer la nuit là en bas ?
— Je n’en vois guère l’utilité, déclara David Brown depuis les hauteurs.
Cet homme s’était relayé avec Takagishi pour écouter toutes leurs communications pendant la journée.
— Les véhicules légers de reconnaissance ne sont pas encore prêts et nous comptions débuter l’exploration dès demain.
— Si chacun d’entre nous descend des éléments, nous pourrons assembler un V.L.R. avant d’aller nous coucher, répliqua Wakefield. Et le deuxième sera opérationnel d’ici demain midi, s’il n’y a pas d’imprévus.
— C’est une possibilité, répondit Brown. Nous verrons à quel stade nous en sommes et s’il vous reste de l’énergie à dépenser dans trois heures.
Richard s’installa dans la petite nacelle et attendit que l’algorithme de chargement automatique du microprocesseur l’eût assujettie au câble.
— Au fait, dit-il à Janos en entamant l’ascension, je tenais à vous remercier. J’aurais certainement craqué, sans votre bonne humeur.
L’autre homme sourit et agita la main. Richard Wakefield leva les yeux et discerna à peine la lumière du projecteur frontal de Francesca. Elle est à plus de cent étages au-dessus de moi, se dit-il, mais cela représente seulement deux et demi pour cent de la distance qui me sépare du moyeu. Ce vaisseau est vraiment démesuré.
Il plongea la main dans sa poche et en sortit la station météorologique portative que Takagishi lui avait demandé d’emporter. Le professeur désirait disposer d’un relevé précis de tous les paramètres atmosphériques dans la cuvette du pôle Nord. Il lui fallait connaître avec précision la pression et la température en fonction de l’éloignement du sas pour pouvoir établir ses modèles de circulation de l’air à l’intérieur de Rama.
Wakefield regarda le baromètre. De 1,05 bar la pression chuta rapidement au-dessous des normes terrestres et poursuivit sa descente régulière, mais la température restait à moins huit degrés. Il se pencha en arrière et ferma les yeux. Grimper toujours plus haut dans ces ténèbres lui procurait une étrange sensation. Il baissa le volume du canal de communication. Il n’y avait qu’une seule conversation en cours, entre Yamanaka et Turgenyev qui n’avaient pas grand-chose à se dire, et il amplifia la Sixième Symphonie de Beethoven qui servait de fond sonore sur une autre fréquence.
La musique évoquait des ruisseaux, des fleurs et des prairies, et il fut surpris par la nostalgie de la Terre qu’elle fit naître en lui. Il lui était presque impossible de reconstituer l’enchaînement miraculeux d’événements qui l’avaient conduit de Stratford-on-Avon à Cambridge, puis à l’Académie spatiale du Colorado et finalement ici, dans Rama, où il s’élevait au sein d’une obscurité profonde le long de l’escalier des Dieux.
Non, Prospero, récita-t-il, nul magicien n’aurait pu imaginer un tel lieu. Il avait lu pour la première fois La Tempête au cours de son enfance et la description d’un monde dont les mystères dépassaient la compréhension l’avait alors effrayé. Rien n’est magique, s’était-il dit. Il n’y a que des choses naturelles que nous ne pouvons pas encore expliquer. Il sourit. Prospero n’était pas un mage, seulement un scientifique rongé par la frustration.
Un instant plus tard Richard Wakefield resta frappé de stupeur face à la vision la plus extraordinaire qu’il lui avait été donné de voir. Alors que son siège s’élevait sans bruit le long de l’escalier imposant l’aube se leva sur Rama. Trois kilomètres en contrebas les longues vallées rectilignes qui s’ouvraient dans la Plaine centrale du pourtour de la cuvette jusqu’à la mer Cylindrique s’embrasèrent. Les soleils linéaires de Rama, au nombre de trois dans chaque hémicylindre, nimbèrent la totalité de ce monde artificiel d’une clarté régulière. Wakefield eut tout d’abord des vertiges et des nausées, ainsi suspendu à un câble fragile à des milliers de mètres au-dessus du sol. Il ferma les yeux et tenta de surmonter sa peur. Tu ne cours aucun risque de tomber, s’affirma-t-il.
— Aïe ! entendit-il hurler.
C’était Hiro Yamanaka. La conversation qui s’ensuivit lui permit de comprendre que, surpris par l’explosion de lumière, le Japonais avait trébuché en plein milieu de l’escalier Gamma. Après une chute de vingt ou trente mètres son adresse et sa chance lui avaient permis d’agripper un élément de la rambarde.
— Rien de cassé ? demanda David Brown.
— Je ne crois pas, répondit Yamanaka, le souffle court.
La crise passée, tous parlèrent en même temps.
— C’est fantastique ! s’écria le Dr Takagishi. La luminosité a atteint immédiatement son intensité maximale, et avant le dégel de la mer. C’est différent. Complètement différent.
— Préparez-moi un chargeur, demanda Francesca. Je serai à court de bande, à mon arrivée au sommet.
— Tant de beauté. Une splendeur indescriptible, commenta le général O’Toole.
Il assistait au spectacle sur le moniteur de la salle de contrôle de Newton, au côté de Nicole Desjardins. Les images de Francesca leur parvenaient en direct par la station-relais du moyeu.
Richard Wakefield ne disait rien. Il se contentait d’ouvrir de grands yeux, fasciné par le monde qui s’étendait à ses pieds. Il discernait à peine Janos Tabori, le mécanisme du télésiège et le camp en cours d’installation au bas de l’escalier. Mais leur distance lui fournissait des éléments de comparaison pour mesurer cet univers extraterrestre. Dans les centaines de kilomètres carrés de la Plaine centrale il apercevait des formes extraordinaires. Deux choses défiaient l’imagination : la mer Cylindrique et les structures coniques massives qui saillaient de la cuvette opposée du pôle Sud, à cinquante kilomètres de là.
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