— Il ne manque rien à votre résumé, le félicita le Dr Brown. Francesca sera avec vous pendant que vous installerez l’infrastructure. Dès que les télésièges fonctionneront, l’amiral Heilmann et moi-même descendrons vous rejoindre avec le Dr Takagishi et M. Wilson. Ce soir, nous dormirons tous à l’intérieur de Rama.
— De combien de fusées éclairantes à combustion lente disposons-nous ? demanda Janos Tabori à Irina Turgenyev.
— Douze, répondit-elle. Ce sera amplement suffisant, pour aujourd’hui.
— Et ce soir, quand nous nous coucherons, ce sera dans l’obscurité la plus complète que nous ayons jamais vue, commenta le Dr Takagishi. Il n’y aura ni lune ni étoiles, aucun reflet sur le sol, que les ténèbres.
— Quelle sera la température ? voulut savoir Wakefield.
— Nous ne le savons pas avec certitude, expliqua le scientifique japonais. Les drones n’étaient dotés que de caméras. Mais comme à l’extrémité du tunnel elle est la même que dans Rama I, j’en déduis qu’elle sera d’environ dix degrés au-dessous de zéro dans la plaine.
Il fit une pause.
— Mais elle ne tardera guère à s’élever car nous sommes à présent à l’intérieur de l’orbite de Vénus. Rama devrait s’illuminer dans une semaine et le fond de la mer Cylindrique fondre peu après.
— Eh, vous semblez vous être converti à mes thèses, déclara David Brown en riant. Vous n’apportez plus de réserves à toutes vos prédictions, seulement à certaines.
— Toute nouvelle concordance entre Rama II et Rama I augmente les probabilités pour que les deux appareils soient en tout point identiques. Jusqu’à présent, et si nous faisons abstraction de ces manœuvres de correction de trajectoire, tout se passe comme lors de la première expédition. Nicole approcha de leur groupe.
— Eh, regardez qui vient nous rejoindre ! s’exclama Janos qui avait retrouvé sa bonne humeur. Le dernier cadet de l’espace.
Il remarqua les poches sous ses yeux.
— Je constate que notre nouveau commandant n’a fait que dire la stricte vérité. Vous paraissez avoir grand besoin d’un repos supplémentaire.
— Je m’avoue déçu que Yamanaka remplace Mme Desjardins pour m’aider à assembler les V.L.R., déclara Richard Wakefield. Notre officier des Sciences de la vie n’est pas muette, elle. Je devrai réciter constamment des passages de Shakespeare pour me tenir éveillé.
Il donna un coup de coude dans les côtes du Japonais, qui sourit presque.
— Je tenais à venir vous souhaiter bonne chance à tous, dit-elle. Ainsi que le Dr Brown a dû vous le préciser, je suis très lasse. Il est plus sage que je reconstitue mes forces en prévision de la prochaine sortie.
Francesca Sabatini fit un dernier panoramique de la pièce en prenant chaque visage en gros plan puis demanda avec impatience :
— Alors, on peut y aller ?
— C’est parti, répondit Wakefield.
Et ils se dirigèrent en groupe vers le sas de proue.
Richard Wakefield s’affairait dans la pénombre. Il avait atteint le centre de l’escalier Alpha et subissait la force centrifuge d’un quart de G créée par la rotation du cylindre. Le projecteur de son casque n’illuminait qu’une zone réduite autour de lui alors qu’il achevait l’installation d’un nouveau pylône.
Un regard à la jauge de sa réserve d’air lui apprit qu’elle avait diminué de plus de moitié. Ils prenaient du retard sur les prévisions. Ils auraient dû être bien plus près du point à partir duquel l’atmosphère devenait respirable mais ils avaient sous-estimé le temps nécessaire à l’installation des télésièges. Le montage était d’une extrême simplicité et ils avaient procédé à de nombreuses simulations avant de quitter la Terre – et dans les hauteurs, à proximité des échelles et pratiquement en apesanteur, tout s’était déroulé comme prévu – mais à ce niveau l’augmentation progressive de la gravité rendait leur travail plus délicat.
Exactement mille marches plus haut Janos Tabori achevait de fixer les élingues aux rampes de l’escalier. Après avoir consacré près de quatre heures à cette activité monotone il ressentait de la lassitude. Il se rappela l’argument avancé par le directeur technique quand lui et Richard avaient conseillé d’utiliser une machine pour installer les télésièges. « Il n’est pas rentable de créer un système automatique qui ne servira qu’une seule fois, avait rétorqué cet homme. Les robots ne sont valables que pour les tâches répétitives. »
Il baissa les yeux mais ne put voir au-delà du pylône suivant, deux cent cinquante marches plus bas, et il utilisa son com pour demander à Wakefield :
— Ce n’est pas encore l’heure de la pause déjeuner ?
— Ça se pourrait, mais nous avons pris du retard. Yamanaka et Turgenyev ne sont partis pour l’escalier Gamma qu’à 10 h 30. À cette allure, nous pourrons nous estimer heureux si nous installons les télésièges et un camp sommaire avant de nous coucher. Nous devrons reporter à demain l’assemblage du monte-charge et des V.L.R.
— On a déjà décidé de casser la croûte, Hiro et moi, leur annonça Irina qui se trouvait de l’autre côté de la cuvette. Les efforts ont aiguisé notre appétit. Nous avons monté le siège et installé le moteur du haut en une demi-heure. Nous en sommes au douzième pylône.
— Vous avez fait du bon travail, répondit Wakefield. Mais c’était le plus facile, dans le secteur des échelles et du sommet de l’escalier. C’est du gâteau, en apesanteur. Vous verrez quand la force de gravité augmentera d’un emplacement au suivant.
— D’après le télémètre laser, vous êtes à 8,13 kilomètres de moi, intervint le Dr Takagishi.
— Ce qui ne m’apprend rien, professeur, sauf si vous me précisez où vous êtes.
— Je me dresse au bord de la corniche, à l’extérieur de la station-relais, au pied de l’escalier Alpha.
— Allons, Shig, les Orientaux ne se mettront-ils jamais au diapason du reste du monde ? Comme Newton est posé sur Rama, il en découle que vous vous tenez au sommet des marches. Si nous n’arrivons pas à nous entendre pour désigner le haut et le bas, comment espérer pouvoir faire partager des sentiments ? Ou jouer aux échecs.
— Merci, Janos. Je suis donc en haut de l’escalier Alpha. Au fait, que se passe-t-il ? Je constate que vous vous éloignez rapidement.
— Je me laisse glisser le long de la rampe pour aller rejoindre Richard. J’ai horreur de manger un steak-frites en solitaire.
— Je descends moi aussi, déclara Francesca, Hiro et Irina m’ont permis de filmer une excellente démonstration de la force de Coriolis. Ce sera parfait, pour les classes de physique élémentaire. Je devrais arriver dans cinq minutes.
— Dites, signora, accepterez-vous de nous donner un coup de main ? intervint à nouveau Wakefield. Nous interrompons à tout bout de champ notre boulot pour vous permettre d’immortaliser ces instants historiques… alors vous pourriez peut-être nous rendre la politesse ?
— Bien volontiers, répondit-elle. Je me mettrai à votre disposition sitôt après avoir mangé quelque chose. Mais pour l’instant il me faudrait un peu plus de lumière. Vous ne pourriez pas utiliser une de vos fusées éclairantes pour me permettre de vous filmer en train de pique-niquer sur l’escalier des Dieux ?
Wakefield programma une ignition à retardement et gravit quatre-vingts marches jusqu’à la corniche la plus proche. Tabori l’avait rejoint depuis trente secondes quand les lieux furent illuminés. Deux kilomètres plus haut, Francesca fit un panoramique des trois escaliers puis un zoom sur les deux silhouettes assises en tailleur au bord de l’abîme. Sous cette perspective, Janos et Richard évoquaient deux aigles nichés dans leur aire, au sommet d’une haute montagne.
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