Les traits de Mrs. Douglas se détendirent ; elle approuvait de la tête chaque phase de l’argumentation de Mme Vesant. « Vous comprenez donc, conclut cette dernière, que l’absence du jeune Smith est rendue nécessaire par la conjonction des trois horoscopes. Mais ne vous inquiétez pas – il reviendra, ou du moins vous aurez de ses nouvelles d’ici peu. Mais surtout, gardez votre calme, et abstenez-vous de toute action irréfléchie.
— Je comprends.
— Une dernière chose. L’aspect de Vénus est favorable et domine potentiellement celui de Mars. Vénus est, bien sûr, votre symbole, mais Mars est à la fois celui de votre mari et celui de Smith, conséquence des circonstances uniques de sa naissance. Vous devez donc porter un double fardeau ; pour y faire face, il vous faudra faire montre de ces qualités typiquement féminines que sont la sagesse et la prudence. Vous devez soutenir votre mari, le guider dans cette crise, le tranquilliser. Être pour lui la source de la sagesse, la mère terrestre. C’est là votre génie et votre rôle… soyez à sa hauteur. »
Mrs Douglas soupira. « Allie, vous êtes tout simplement merveilleuse. Vraiment, je ne sais comment vous remercier.
— Remerciez les Maîtres dont je suis l’humble élève.
— Comme je ne saurais le faire, c’est vous que je remercie, Allie. Cela n’est bien entendu pas couvert par vos honoraires habituels. Il y aura un petit cadeau.
— Mais non, Agnès. C’est un privilège de vous servir.
— Et c’est mon privilège d’apprécier les services que vous me rendez. Non, Allie, plus un mot ! »
Mme Vesant se laissa convaincre. Elle raccrocha, heureuse d’avoir pu lui donner une interprétation qu’elle savait être juste. Pauvre Agnès ! C’était un privilège que de pouvoir aplanir son chemin, alléger un peu son fardeau. Cela lui faisait du bien d’aider Agnès.
Et cela lui faisait du bien d’être traitée presque en égale par la femme du secrétaire général – non qu’elle fût snob, d’ailleurs. Mais la jeune Becky Vesey avait été une personne tellement insignifiante que le curateur de l’assistance ne se souvenait jamais de son nom, quoiqu’il manifestât un intérêt certain pour son buste. Mais Becky ne lui en voulait pas ; elle aimait les gens ; elle aimait Agnès Douglas.
Becky Vesey aimait tout le monde.
Elle dégusta lentement un dernier verre de « tonique », tandis que son esprit perspicace passait en revue les quelques bribes d’informations qu’elle avait recueillies. Puis, elle appela son agent de change et lui donna ordre de vendre Lunar Enterprises à court terme.
Il renifla de façon désobligeante. « Allie, votre régime amaigrissant affaiblit votre cerveau.
— Écoutez-moi, Ed. Quand elles auront baissé de dix points, vendez, même si cela continue à baisser. Puis, lorsqu’elles auront regagné trois points, rachetez… et revendez le tout lorsqu’elles seront revenues au cours de clôture d’aujourd’hui. »
L’agent garda un long silence, puis : « Allie, vous savez quelque chose. Ne laissez pas le bon vieux Ed dans l’ignorance.
— Les étoiles me l’ont dit, Ed. »
Ed fit une suggestion astronomiquement impossible. « Bien, bien, si vous ne voulez pas parler… Hum… je n’ai jamais pu résister à l’attrait de ce genre de jeux. Cela vous embêterait que je vous imite ?
— Pas du tout, Ed. Mais n’y allez pas trop fort, il ne faut pas que cela se voie. C’est une situation délicate, où Saturne est pris entre la Vierge et le Lion.
— Bien sûr, Allie, bien sûr. »
Mrs. Douglas se mit immédiatement à l’œuvre, heureuse qu’Allie eût confirmé tous ses jugements. Elle se fit donc apporter le dossier de Berquist, puis donna le feu vert à la campagne destinée à détruire sa réputation. Le commandant Twitchell, des Services spéciaux, sortit de chez elle la mine sombre et s’empressa d’aller se venger sur son premier officier. Ensuite, elle donna ordre à Sanforth de profiter d’une nouvelle émission sur l’Homme de Mars pour répandre la rumeur, « provenant d’une source proche de l’administration », qu’il allait partir, ou était déjà parti, pour les Andes afin de bénéficier d’un climat aussi proche que possible de celui de Mars. Puis, elle se demanda comment obliger le Pakistan à voter comme il convenait.
Elle finit par appeler son mari et l’incita à appuyer le Pakistan qui désirait s’assurer la part du lion dans les mines de thorium du Cachemire. Cela l’irritait de voir qu’elle pensait qu’il y était opposé mais, comme il ne demandait que cela, il se laissa facilement convaincre. Cela fait, elle partit pour parler de La Maternité dans le monde d’aujourd’hui devant les Filles de la deuxième révolution.
Tandis que Mrs. Douglas parlait d’abondance sur un sujet dont elle ignorait presque tout, Jubal E. Harshaw, docteur ès lettres, docteur en médecine et docteur en droit, bon vivant, gourmet, sybarite, auteur populaire d’exception et philosophe néo-pessimiste, était assis sur le bord de sa piscine, dans sa propriété des Poconos. Il grattait la toison grise qui couvrait sa poitrine en regardant ses trois secrétaires s’ébattre dans l’eau. Leur beauté n’avait d’égale que leurs talents de secrétaires. Dans l’opinion de Harshaw, le principe du moindre effort exigeait que le beau se joignît à l’utile.
Anne était blonde, Myriam rousse et Dorcas brune. Elles étaient respectivement bien en chair, adorablement proportionnée et délicieusement mince. Quinze années séparaient la plus jeune de la plus âgée, mais il était impossible de dire laquelle était l’aînée.
Harshaw travaillait dur. La plus grande partie de lui-même regardait trois jolies filles s’amuser dans l’eau et le soleil, mais un petit compartiment insonorisé composait. Il disait à qui voulait l’entendre que, pour écrire, il mettait ses gonades en parallèle avec son thalamus et débranchait son cerveau. Ses habitudes donnaient une certaine crédibilité à cette théorie.
Il y avait un vocascribe sur la table, mais il ne s’en servait que pour dicter des notes. Lorsqu’il était prêt à écrire, il faisait appel à une sténo et observait ses réactions. Justement, il était prêt. « La suivante ! cria-t-il.
— C’est Anne, répondit Dorcas, mais je vais le prendre : elle est au fond de l’eau.
— Non, allez la chercher. » La brunette plongea. Un moment plus tard, Anne sortit de l’eau, passa un peignoir de bain et s’assit à la table, sans rien demander, sans rien préparer. Anne disposait d’une mémoire totale.
Harshaw prit un seau empli de glace arrosée de cognac et en but une bonne lampée. « Anne, j’en ai trouvé une qui est à vomir. Il s’agit d’un petit chat qui entre dans une église le soir de Noël. Non seulement il meurt de froid et de faim, mais – qui saura jamais pourquoi ? – il est blessé à une patte. Bien. On commence. « La neige tombait depuis…»
— Quel nom de plume ?
— Voyons… Mettez Molly Wadsworth, elle est assez poisseuse. Titre : L’Autre Crèche. Allez, on recommence. » Il continua à dicter sans cesser de regarder Anne. Lorsque les larmes se mirent à perler au coin de ses yeux, il sourit et ferma les siens. Lorsqu’il eut terminé, tous deux avaient, après ce bain de sentimentalité écœurante, le visage baigné de larmes.
« Finis, annonça-t-il. Mouchez-vous, puis allez l’envoyer et pour l’amour du ciel ne m’en parlez plus.
— Jubal, vous n’avez donc jamais honte ?
— Jamais.
— Je sens qu’un jour je m’en vais boxer votre gros ventre après une de ces histoires.
— Je sais. Dépêchez-vous de disparaître avant que je ne mette à exécution une petite idée qui m’est juste venue à l’esprit.
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