— Un soufflé aux fraises.
— C’est déjà mieux. Vous êtes graciées jusqu’à mercredi. »
Après le dîner, Jill alla dans le living pour voir les informations, mais elle ne trouva pas de récepteur stéréo. En y repensant, elle ne put se souvenir en avoir vu un dans la maison. Ni un journal, d’ailleurs, bien qu’il y eût des livres et des revues en abondance.
Personne ne vint la rejoindre. Était-il déjà si tard ? Elle avait laissé sa montre en haut et ne trouva pas d’horloge. Elle n’en avait d’ailleurs vu nulle part, pas plus que de calendriers. Elle décida de monter se coucher. Un des murs du living était couvert de livres. Elle fut heureuse d’y trouver une bobine des Simples contes des collines de Kipling et l’emmena.
Son lit était ce qui se faisait de plus moderne : automasseur, dispensateur de café, climatiseur, machine à lire, etc… mais il était démuni de réveil. Bah, elle se réveillerait bien à temps. Elle s’enfila sous les couvertures, plaça la bobine dans la machine à lire et regarda les phrases défiler au plafond. Puis ses doigts laissèrent échapper le contrôle, les lumières s’éteignirent et elle s’endormit.
Jubal Harshaw eut plus de mal à trouver le sommeil. Il n’était pas content de lui. Il s’était solennellement juré, voilà déjà un demi-siècle, de ne plus jamais recueillir un chat égaré – et maintenant, de par les tétons de Vénus Genitrix, il en avait recueilli deux d’un coup… non, trois, en comptant Caxton.
Certes, il avait violé son serment plus de fois qu’il n’avait vécu d’années, mais cela ne le troublait guère. Il n’était pas un maniaque de la fidélité. Et deux pensionnaires de plus sous son toit ne le gênaient nullement : il ignorait l’avarice. En près d’un siècle de vie mouvementée, il avait été ruiné plus d’une fois, et avait souvent été plus riche qu’aujourd’hui – mais il n’avait jamais compté la monnaie.
Ce qui l’embêtait, c’était le b… qui allait s’ensuivre lorsqu’ils auraient retrouvé la piste des deux gosses. Car ils la retrouveraient, cela ne faisait pas de doute. La naïve Gillian avait dû laisser des traces aussi visibles que celles d’une vache dotée d’une jambe de bois !
Une foule de gens envahirait son sanctuaire ; ils lui poseraient des questions, formuleraient des exigences… il faudrait qu’il prenne des décisions, qu’il agisse. Et, comme il était convaincu que toute action était futile, cette perspective l’irritait.
Il ne s’attendait pas à ce que les hommes agissent de façon raisonnable ; la plupart étaient des candidats à la camisole de force. Si seulement ils pouvaient lui ficher la paix – tous, sauf les quelques compagnons de jeu qu’il choisissait ! Il était convaincu que, laissé à sa solitude, il aurait depuis longtemps atteint le nirvâna… Pourquoi ne vous laissent-ils jamais seul ?
Aux environs de minuit, il éteignit sa vingt-septième cigarette et se redressa dans son lit. La lumière s’alluma. « La suivante ! » cria-t-il dans le microphone.
Dorcas entra, en robe de chambre et chaussons. « Oui, patron ? demanda-t-elle en bâillant.
— Dorcas, cela fait vingt ou trente ans que je suis un parasite, un bon à rien. »
Elle bâilla de nouveau. « Nul ne l’ignore.
— Épargnez-moi vos flatteries. Mais dans la vie de tout homme, vient un jour où il doit cesser d’être raisonnable, un jour où il doit répondre à l’appel de la liberté et se battre, un jour où il doit frapper les méchants.
— Aoooom…
— Cessez de bâiller. Ce jour est venu.
— Il faut que je m’habille ?
— Oui. Et réveillez les filles ; nous avons beaucoup de travail. Jetez un seau d’eau sur Duke, et dites-lui de dépoussiérer le moulin à paroles puis de le brancher dans le bureau. Je veux voir les informations. »
Dorcas était au comble de la surprise. « Vous voulez regarder la stéréo ?
— Parfaitement. Et dites à Duke de se débrouiller pour en trouver une autre si elle est cassée. Et maintenant, filez ; une nuit bien remplie nous attend.
— D’accord, dit Dorcas à contrecœur. Mais je crois que je ferai bien de prendre votre température.
— Paix, femme ! »
Duke brancha le récepteur juste à temps pour que Jubal puisse voir une nouvelle diffusion de la seconde interview du faux Homme de Mars. Le commentateur fit mention d’une rumeur selon laquelle Smith serait allé se reposer dans les Andes. Jubal en tira les conclusions qui s’imposaient et passa le reste de la nuit à donner des coups de téléphone. À l’aube, Dorcas lui apporta son petit déjeuner : six œufs battus dans du cognac. Il les avala bruyamment tout en songeant qu’un des avantages d’une longue vie était qu’on finissait par connaître tous les personnages importants de ce globe.
Harshaw avait préparé une bombe, mais ne comptait la faire exploser que si les autorités l’y contraignaient. Il se rendait compte que le gouvernement pouvait ramener Smith en captivité en se fondant sur le fait qu’il était juridiquement incompétent. Légalement, Smith était fou ; selon les critères médicaux habituels, c’était un psychopathe. En fait, il était victime d’une psychose exogène de proportions fantastiques, pour avoir d’abord été élevé par des non-humains, puis pour avoir été abruptement transporté dans une société qui lui était absolument étrangère.
Mais Harshaw considérait que la notion légale de santé mentale et la notion médicale de psychose ne s’appliquaient pas à son patient. Cet animal humain s’était apparemment adapté avec succès à une société non humaine – mais il l’avait fait alors qu’il était encore un bébé malléable et vierge d’impressions. Maintenant qu’il était un adulte aux habitudes formées et à la pensée canalisée, pourrait-il réussir une nouvelle adaptation non moins radicale ? Le docteur Harshaw avait l’intention de le découvrir ; pour la première fois depuis des dizaines d’années, il prenait un intérêt réel à l’exercice de la médecine.
D’autre part, il était stimulé par l’idée de contrecarrer les autorités. Il possédait plus que sa part de cette pointe d’anarchie que tout Américain a en partage. Le fait de se dresser contre le gouvernement planétaire l’emplissait d’un enthousiasme comme il n’en avait plus connu depuis une génération.
Autour d’une étoile mineure du type G, sur les bords d’une galaxie de moyenne grandeur, les planètes tournaient comme elles l’avaient fait depuis des milliards d’années, obéissant à la loi mathématique complexe qui modèle l’espace. Quatre étaient suffisamment grandes pour être dignes d’attention ; les autres étaient des cailloux cachés dans les replis incandescents de l’étoile ou perdus dans la nuit de l’espace. Toutes étaient, comme toujours, infectées par cette anomalie entropique nommée vie. Sur la troisième et quatrième planète les températures de surface oscillaient autour du point de congélation du protoxyde d’hydrogène ; en conséquence, elles possédaient des formes de vie suffisamment similaires pour permettre un certain degré de contacts sociaux.
Sur le quatrième caillou, les Martiens n’étaient nullement troublés par le récent contact avec la Terre. Comme toujours, les nymphes bondissaient joyeusement autour de la planète, apprenant à vivre ; huit sur dix d’entre elles perdaient la vie dans ce processus. Les Martiens adultes, qui différaient énormément des nymphes tant par le corps que par l’esprit, se rassemblaient dans des villes étranges et gracieuses et étaient, malgré leurs innombrables tâches et leur riche vie intérieure, aussi calmes que les nymphes étaient turbulentes.
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