Jubal réprima un gémissement. « Voyons, Gillian, faites fonctionner votre cervelle. Le fait qu’il y ait marqué “Cigarettes” sur un paquet ne prouve pas qu’il en contienne. Vous êtes arrivée ici vendredi. Le message a été envoyé jeudi, donc la veille, à 10 h 34, du bureau Paoli de Philadelphie. La réception a été instantanée : le bureau de Ben a son propre téléscripteur. Et pourquoi Ben aurait-il envoyé un message imprimé à son propre bureau, pendant les heures de travail, au lieu de téléphoner ?
— Cela me paraît curieux en effet… Il aurait été plus simple de téléphoner.
— Sans doute. Mais vous n’êtes pas Ben. Je pourrais vous donner une douzaine de raisons : pour éviter les malentendus, pour en conserver une trace – peut-être à des fins juridiques –, pour envoyer un message différé. Bref, Kilgallen n’a pas trouvé cela curieux. Après tout, si Ben a fait les frais d’un récepteur, c’est pour s’en servir.
« Toutefois, continua Jubal, à en croire le message, Ben se serait trouvé jeudi à 10 h 30 à Paoli. Or, Jill, le message n’a pas été envoyé de Philadelphie.
— Mais comment…
— Un moment. On peut ou bien déposer les messages à une poste ou bien les téléphoner. S’ils sont déposés directement, on peut faire transmettre en fac-similé un texte écrit à la main ou du moins la signature. Par contre, si on les téléphone, ils sont dactylographiés avant d’être transmis.
— Je savais cela.
— Et cela ne vous suggère rien, Jill ?
— Euh… Jubal, je suis trop inquiète pour être capable de penser.
— Cessez de battre votre coulpe. Moi non plus, je ne me serais pas méfié. Mais le détective qui travaille pour moi est un individu particulièrement méfiant. Il est allé à Paoli, muni d’un message fabriqué d’après la photo prise clandestinement sous le nez de Kilgallen – et de papiers lui donnant l’identité de ce même Kilgallen, qui était le destinataire du message. Et là, avec son regard sincère et ses façons paternelles, il a réussi à tirer d’une jeune employée des renseignements que normalement elle n’aurait dû divulguer que devant un tribunal, et sous serment ; c’est bien triste. En général, elle ne se souvient de rien ; les messages entrent par ses oreilles, ressortent par ses doigts et ne laissent d’autre trace que les microfilms conservés dans les archives. Mais il se trouve que cette dame est une fanatique de Ben – elle lit ses articles tous les soirs. Ce qui, soit dit en passant, est un vice hideux…» Jubal cligna des yeux. « La suivante ! »
Anne apparut, ruisselante. « Vous me ferez penser, lui dit Jubal, à écrire un article sur l’habitude compulsive de la lecture des journaux. Le thème central sera que la plupart des névroses ont leur origine dans l’habitude malsaine de se vautrer dans les ennuis de cinq milliards d’étrangers. Titre : « Bavardage à responsabilité illimitée. »
— Vous devenez morbide, patron.
— Oh non, je suis le seul qui ne le devienne pas. Veillez à ce que je l’écrive dans la semaine qui vient. Et maintenant, disparaissez ; je suis occupé. » Il se retourna vers Gillian. « Elle remarqua donc le nom de Ben, tout émue de parler à un de ses héros… mais dépitée parce qu’il n’avait payé que pour le son, et qu’elle ne put donc le voir. Elle se souvient bien… elle se souvient en particulier que le message a été payé en argent liquide d’une cabine publique de Washington.
— Washington ? répéta Jill. Mais pourquoi Ben appellerait-il de…
— N’est-ce pas ? D’une cabine de Washington, il peut joindre son assistant, image et son, plus facilement, pour moins cher, et plus rapidement qu’en téléphonant à Philadelphie un message destiné à être renvoyé à Washington. C’est stupide. Ou bien c’est une mystification volontaire. Ben est aussi à son aise dans la mystification qu’une mariée dans les baisers. Il n’est pas devenu le plumitif le plus habile dans le métier en montrant son jeu.
— Ben n’est pas un plumitif ! C’est un grand journaliste !
— Désolé, mais je suis un peu sourd de cette oreille. Évidemment, il a pu croire que son téléphone était surveillé, mais que son photo-récepteur ne l’était pas. Ou bien, au contraire, croire que tous deux étaient surveillés, et utiliser ce stratagème pour donner l’impression qu’il était réellement parti. Dans ce cas, ajouta Jubal, nous ne le servirions guère en le retrouvant. Peut-être même mettrions-nous sa vie en danger.
— Non, Jubal !
— Si, Jubal, rétorqua-t-il lentement. Ben est toujours allé jusqu’à la limite ; c’est ce qui a fait sa réputation. Jill… jamais il ne s’est occupé d’une affaire plus dangereuse. Si sa disparition est volontaire, voulez-vous attirer l’attention sur lui ? Kilgallen le couvre : ses articles paraissent régulièrement chaque jour.
— Ce sont des articles écrits d’avance !
— Évidemment. Ou bien c’est Kilgallen qui les écrit. Officiellement, Caxton est toujours au travail. Peut-être l’a-t-il voulu, et ne vous a-t-il pas contacté parce que le danger aurait été trop grand. Alors, qu’en pensez-vous ? »
Jill se couvrit le visage de ses mains. « Oh, Jubal… je ne sais vraiment plus quoi faire !
— Allons, pas de théâtre, lui dit-il sur un ton bourru. Le pire qui puisse lui arriver, c’est la mort… et c’est ce qui nous attend tous, que ce soit dans des jours, des semaines ou des années. Parlez-en à Mike. Il a moins peur de la « désincarnation » que d’une réprimande. Eh ! Si je lui disais que j’avais l’intention de le manger rôti ce soir, il me remercierait d’une voix étranglée de gratitude.
— Je sais, dit Jill avec une petite voix, mais je ne partage pas ses convictions philosophiques.
— Moi non plus, acquiesça Harshaw joyeusement, mais je commence à les comprendre, et elles sont consolantes pour un homme de mon âge. La faculté d’accueillir l’inévitable avec joie… toute ma vie durant je l’ai cultivée. Mais ce bébé, qui a à peine l’âge de voter et qui n’a même pas le réflexe de se mettre hors du chemin d’un cheval au galop, m’a convaincu que j’en étais tout juste à l’école maternelle. Vous m’aviez demandé si Mike était le bienvenu. Mais mon enfant, je tiens absolument à le retenir ici jusqu’à ce que j’aie découvert tout ce qu’il sait et que je ne sais pas ! Cette histoire de « désincarnation », par exemple, n’a rien à voir avec le « désir de mort » des freudiens ni avec ces histoires de « même la plus lente rivière…» Cela ressemblerait plutôt au mot de Stevenson « Heureux j’ai vécu, et heureux je meurs ; mon testament est fait, je me couche…» Quoique je le soupçonne fort d’avoir écrit cela dans l’euphorie caractéristique des phtisiques. Mais Mike m’a presque convaincu qu’il sait de quoi il parle.
— Je n’en sais rien, répondit Jill d’une voix terne. Mais je suis inquiète pour Ben.
— Moi aussi, avoua Jubal. Jill… je ne pense pas que Ben se cache.
— Mais vous veniez de dire…
— Désolé. Mais mes espions ne se sont pas limités au bureau de Ben et à la poste de Philadelphie. Jeudi matin, Ben s’est présenté au Centre médical Bethesda en compagnie d’un avocat et d’un Juste Témoin – James Oliver Cavendish, si ce nom vous dit quelque chose.
— Malheureusement pas.
— Peu importe. Le fait qu’il ait engagé Cavendish montre la gravité de la situation – on ne va pas chasser le lièvre avec un fusil pour éléphants. On leur fit voir l’« Homme de Mars »…
Gillian eut un sursaut de surprise. « C’est impossible !
— Jill, vous contestez la déclaration d’un Juste Témoin… et pas n’importe lequel. Si Cavendish le dit, c’est irréfutable.
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