Harshaw se renfrogna. « Oui, mais voilà… je ne peux pas attendre indéfiniment. Au départ, mon principal souci était d’agir le plus vite possible, car je m’attendais à des ennuis immédiats. Maintenant, par contre, je pense qu’il va falloir précipiter l’action si nous voulons avoir droit aux feux de l’actualité.
— Mais comment, Jubal ?
— Cela fait trois jours que je me casse la tête à ce propos. Vous m’avez peut-être donné une petite idée en me racontant ce qui s’était passé dans l’appartement de Ben.
— Désolée de ne pas vous l’avoir dit plus tôt, Jubal. Je pensais que personne ne le croirait, et je suis heureuse que vous l’ayez fait.
— Je n’ai jamais dit que je vous croyais.
— Comment ? Mais…
— Je pense que vous m’avez dit la vérité, Jill, mais un rêve aussi est une expérience vraie, de même qu’une illusion hypnotique. Mais ce qui se passera ici dans l’heure qui vient sera vu par un Juste Témoin ainsi que par des caméras qui…» Il appuya sur un bouton. «… enregistreront tout. Je ne pense pas qu’Anne puisse être hypnotisée dans l’exercice de ses fonctions, et je parierai n’importe quoi que les caméras ne le peuvent pas. Nous allons voir de quel genre de vérité il s’agit. Et ensuite, nous verrons comment contraindre les autorités à abattre leurs cartes… et peut-être aussi comment aider Ben. Allez chercher Mike. »
Le retard de Mike n’avait rien de mystérieux. Il avait noué ensemble les lacets de ses deux chaussures ; en se levant, il était tombé et en se débattant avait serré les nœuds à ne plus pouvoir les défaire. Il lui fallut beaucoup de temps pour analyser la situation et y porter remède. Il ne se rendait pas compte qu’il avait mis longtemps, mais était ennuyé de ne pas avoir reproduit correctement une chose que Jill lui avait apprise. Lorsqu’elle vint le chercher il lui avoua son échec, bien qu’il l’eût déjà réparé.
Elle le consola, lui donna un coup de peigne, et l’entraîna. Harshaw l’accueillit par un « Hello, fils ! Asseyez-vous.
— Hello, Jubal », répondit gravement Valentin Michaël Smith. Puis il s’assit et – attendit.
« Alors, mon garçon, lui demanda Harshaw. Qu’avez-vous appris de neuf aujourd’hui ? »
Smith sourit de contentement, puis répondit, comme toujours après une pause : « J’ai aujourd’hui appris à faire un plongeon. C’est une sorte de saut pour entrer dans notre eau en…
— Je sais, je vous ai vu. Il faut garder les orteils bien en avant, les chevilles jointes, et les genoux droits. »
Smith prit un air malheureux. « Je ne l’ai pas bien fait ?
— Vous l’avez très bien fait, pour une première fois. Regardez Dorcas. »
Smith parut réfléchir à cela. « L’eau gnoque Dorcas. Elle le chérit. »
— « La » chérit. Dorcas, c’est « la », pas « le ».
— « La », corrigea Smith. J’ai donc parlé faussement ? J’ai lu dans le Webster, Nouveau Dictionnaire international de la langue anglaise, troisième édition, édité à Springfields, Massachusetts, qu’en parlant le genre masculin inclut le genre féminin. Et dans la Loi des Contrats de Hagworth, cinquième édition, Chicago, Illinois, 1978, il est dit page 1012…
— Arrêtez, se hâta de dire Harshaw. Les formes masculines comprennent les féminines lorsqu’on parle en général, ou de plusieurs personnes, mais pas lorsqu’on parle d’une seule personne. Dorcas est toujours « elle » ou « la », jamais « il » ou « le ».
— Je m’en souviendrai.
— Je vous le conseille – sinon Dorcas pourrait avoir envie de vous prouver jusqu’à quel point elle est féminine. » Harshaw demeura un moment songeur. « Jill, est-ce qu’il dort avec vous ? Ou avec l’une de vous ? »
Elle hésita, puis répondit simplement : « Pour autant que je sache, Mike ne dort jamais.
— Vous évitez ma question.
— Vous pouvez supposer que c’est volontaire. En tout cas, il ne couche pas avec moi.
— Oui… enfin diable, cela m’intéresse d’un point de vue purement scientifique. Alors, Mike, qu’avez-vous appris d’autre ?
— J’ai appris deux façons de lacer mes chaussures. L’une n’est bonne que pour s’allonger, l’autre pour marcher. J’ai aussi appris des conjugaisons : je suis, tu es, il est, nous sommes, vous êtes, ils sont. J’étais, tu étais…
— Bien, bien, ça suffit. Quoi d’autre ? »
Mike eut un sourire joyeux. « Et hier j’apprends à conduire le tracteur, merveilleusement, merveilleusement et avec beauté.
— Hein ? » Jubal se tourna vers Jill. « Quand ?
— Hier, pendant que vous faisiez la sieste. Mais ne vous inquiétez pas. Duke fait très attention à ce qu’il ne se fasse pas mal.
— Hum… apparemment, il ne s’est rien fait. Et vous avez lu, Mike ?
— Oui, Jubal.
— Quoi ?
— J’ai lu, récita Mike, trois nouveaux volumes de l’Encyclopédie, de Maryb à Mushe, de Mushr à Ozone, et de P à Planti. Je me suis arrêté parce que vous m’aviez dit de ne pas en lire trop en une fois. Ensuite, j’ai lu La très excellente et lamentable tragédie de Roméo et Juliette, par maître William Shakespeare, de Londres. Ensuite, j’ai lu les Mémoires de Jacques Casanova de Seingalt, traduites en anglais par Arthur Machen. Ensuite, j’ai lu L’Art de l’interrogatoire contradictoire, par Francis Wellman. Ensuite, j’ai essayé de gnoquer ce que j’avais lu, puis Jill est venue me dire que je devais descendre déjeuner.
— Et l’avez-vous gnoqué ? »
Smith parut ennuyé. « Je ne sais pas, Jubal.
— Qu’est-ce qui vous embête ?
— Je ne gnoque pas toute la plénitude de ce que je lis. Dans l’histoire écrite par maître William Shakespeare, j’étais empli de joie à la mort de Roméo. Puis, j’ai continué à lire et ai appris qu’il s’était désincarné trop tôt. C’est du moins ce que j’ai cru gnoquer. Pourquoi ?
— C’était un stupide jeune imbécile.
— Pardon ?
— Rien. Je ne sais pas, Mike. »
Mike réfléchit, puis marmonna quelque chose en martien et ajouta : « Je ne suis qu’un œuf.
— Quoi ? Vous dites toujours cela lorsque vous voulez demander une faveur, Mike. Qu’est-ce que vous voulez ? »
Smith hésita, puis se décida : « Jubal, mon frère, pourriez-vous demander à Roméo pourquoi il s’est désincarné ? Je ne peux pas le lui demander : je ne suis qu’un œuf. Mais vous le pouvez… et ensuite vous m’apprendrez à le gnoquer. »
Jubal comprit que Mike croyait que Roméo avait réellement vécu et parvint à saisir qu’il s’attendait à ce qu’il conjurât le fantôme de Roméo pour lui demander des explications sur la conduite qu’il avait eu de son vivant. Mais lui expliquer que les Capulets et les Montaigus n’avaient jamais existé matériellement ne fut pas chose facile. Le concept de fiction était totalement étranger à Mike – il ne pouvait s’appuyer sur rien. Les tentatives d’explication de Jubal lui furent si pénibles que Jill craignit qu’il ne se roulât en boule.
Mike sentit que cela devenait dangereusement nécessaire ; il avait appris qu’il ne devait pas avoir recours à ce refuge en présence d’amis, car (à l’exception du docteur Nelson) cela leur occasionnait des troubles émotifs. Il fit donc un énorme effort pour ralentir son cœur et calmer ses émotions, puis dit en souriant : « Je vais attendre de le gnoquer tout seul.
— Parfait, acquiesça Jubal. Mais dorénavant, avant de lire quelque chose, demandez-moi, ou demandez à Jill ou à quelqu’un d’autre, si c’est de la fiction ou pas. Je ne tiens pas à ce que vous vous mélangiez les idées.
Читать дальше