— Peu m’importe si c’est Cavendish ou saint Jean l’Évangéliste ! Il n’a pas mis les pieds dans mon service jeudi matin !
— Vous ne m’avez pas bien écouté. Je n’ai jamais dit qu’ils ont vu Mike, mais qu’on leur a montré l’« Homme de Mars ». Le faux, évidemment, celui qui est apparu à la stéréo.
— Ah oui, bien sûr ! Et Ben les a confondus ! »
Jubal parut peiné. « Non, petite fille, Ben ne les a pas confondus. Ni Cavendish d’ailleurs – du moins, il ne le dira jamais. Vous connaissez les habitudes des Témoins.
— À vrai dire, non. Je n’ai jamais eu affaire à eux.
— Vraiment ? Anne ! »
Anne était sur le plongeoir. Elle se tourna vers eux, et Jubal lui cria : « Anne ! La maison sur cette colline… pouvez-vous voir de quelle couleur elle est peinte ? »
Anne regarda, puis répondit : « De ce côté, elle est blanche. »
« Vous voyez, Jill. Il ne lui viendrait pas à l’idée d’en inférer qu’elle est également blanche de l’autre côté. Tous les chevaux du roi ne pourraient la contraindre à avancer une opinion. Il faudrait qu’elle en ait fait le tour, et encore se garderait-elle bien de supposer qu’elle est restée blanche après son départ.
— Anne est un Juste Témoin ?
— Licenciée, droit d’exercice illimité et admise à certifier devant la Haute cour. Demandez-lui une fois pourquoi elle n’exerce plus. Mais abandonnez tous vos autres projets ce jour-là. Cette sacrée fille vous dira la vérité, rien que la vérité et toute la vérité, ce qui prend beaucoup de temps. Revenons-en à Cavendish. Ben lui avait demandé un témoignage public complet, sans restriction privées. Lorsqu’on interrogea Cavendish, il répondit donc dans le moindre détail. Le plus intéressant, d’ailleurs, est ce qu’il ne dit pas. Il ne dit pas une seule fois que l’homme qu’ils ont vu n’était pas l’Homme de Mars, mais pas un mot n’indique que Cavendish était convaincu qu’il l’était. Si vous le connaissiez, cela vous suffirait comme preuve. De plus, si Cavendish avait vu Mike, il l’aurait décrit avec un tel luxe de détails que nous l’aurions certainement reconnu. Or, il décrit, par exemple, les oreilles de l’homme qu’on leur a montré… et la description ne correspond pas à Mike. C.Q.F.D. : on leur a montré un faux, et Cavendish le sait, bien que sa profession lui interdise d’exprimer ses opinions.
— Je vous l’avais dit. Ils ne sont jamais venus dans mon service.
— Ce n’est pas tout. Cela s’est passé des heures avant votre évasion réussie ; ils sont arrivés en présence du faux Homme de Mars jeudi matin à 9 h 14. À ce moment, donc, le gouvernement avait Mike sous la main ; ils auraient pu le montrer, mais ils ont préféré courir le risque de montrer une doublure au Juste Témoin le plus renommé de tout le pays. Pourquoi ?
— C’est à moi que vous le demandez ? répondit Jill. Je n’en sais rien. Ben m’avait dit qu’il comptait demander à Mike s’il désirait quitter l’hôpital – et l’aider à le faire s’il répondait affirmativement.
— Et Ben l’a fait – mais avec le faux.
— Soit, Jubal, mais ils ne pouvaient pas savoir qu’il avait cette intention… et de toute façon, Mike ne serait pas parti avec Ben.
— Il est parti avec vous, pourtant.
— Oui, mais j’étais son « frère d’eau ». Il a cette idée stupide qu’il peut faire entière confiance en toute personne avec laquelle il a partagé un verre d’eau. Avec un « frère d’eau » il est docile comme un mouton ; avec quiconque d’autre, têtu comme une mule. Ben n’aurait pas pu le faire bouger d’un pas. » Elle ajouta : « Maintenant, ce serait peut-être différent ; il change terriblement vite.
— Oh, oui. Trop vite, peut-être. Je n’ai jamais vu des tissus musculaires se développer aussi rapidement. Mais revenons à nos moutons. Cavendish dit que Ben l’a déposé, ainsi que l’avocat, un certain Frisby, à neuf heures trente et une, et que Ben a gardé le taxi. Une heure plus tard, il – ou quelqu’un qui se faisait passer pour lui – a téléphoné ce message à Philadelphie.
— Vous ne croyez pas que c’était Ben ?
— Franchement, non. Cavendish a donné le numéro du taxi, et mes détectives ont essayé de consulter sa bande enregistreuse. Si Ben avait payé avec sa carte de crédit, son numéro aurait été enregistré et, même s’il avait payé en monnaie, on aurait pu reconstituer l’itinéraire du taxi.
— Et alors ? »
Harshaw haussa les épaules. « L’enregistrement indique que ce taxi n’était pas en service jeudi matin, car il était immobilisé pour réparations. Donc, ou bien un Juste Témoin s’est mal souvenu du numéro d’un taxi, ou bien quelqu’un a trafiqué l’enregistrement… Sans doute un jury déciderait-il que même un Témoin peut se tromper en lisant un numéro, particulièrement si on ne lui avait pas demandé de s’en souvenir. Mais je ne le crois pas – pas avec un Témoin comme Cavendish. S’il n’est pas certain d’une chose, il la passe sous silence. »
Harshaw fit une grimace. « Ah, Jill, vous m’obligez à remuer tout cela, et je vous assure que cela ne m’amuse pas ! Mais, même en admettant que Ben soit l’auteur du message, il n’a certainement pas pu modifier la bande enregistreuse du taxi. Et pourquoi l’aurait-il fait, d’ailleurs ? Il est allé quelque part, et une personne qui a accès aux enregistrements d’un moyen de transport public s’est donné beaucoup de mal pour cacher l’endroit où il est allé… et a envoyé un message truqué pour que nul ne se doute qu’il avait disparu.
— Disparu ! Vous voulez dire kidnappé !
— Doucement, Jill. « Kidnappé » est un bien vilain mot.
— Mais c’est le seul qui convienne. Et vous restez sans rien faire, alors que vous devriez le crier sur les toits !
— Doucement, Jill ! Ben est peut-être mort ! » Gillian s’effondra, et murmura : « Oui.
— Mais tant que nous n’aurons pas vu ses os, supposons qu’il ne l’est pas. Jill, quel est le plus grand danger pour quelqu’un qui a été kidnappé ? C’est de faire du battage – parce qu’un kidnappeur à qui l’on fait peur tue presque toujours sa victime. »
Gillian paraissait tellement malheureuse qu’il radoucit son ton.
« Je dois hélas avouer qu’il me paraît vraisemblable que Ben est mort. Cela fait trop longtemps qu’il a disparu. Mais nous avons décidé de supposer qu’il est toujours en vie. Et vous avez l’intention d’aller à sa recherche. Et comment le ferez-vous, Gillian, sans accroître le risque de le faire tuer par les inconnus qui le détiennent ?
— Comment ? Mais nous savons qui ils sont !
— Vraiment ?
— Mais bien sûr ! Ce sont les mêmes qui tenaient Mike prisonnier – le gouvernement ! »
Harshaw secoua la tête. « Ce n’est qu’une hypothèse. Ben s’est fait beaucoup d’ennemis avec ses articles, et tous ne sont pas dans le gouvernement. Toutefois… Harshaw fit une moue désabusée, votre hypothèse est la seule dont nous puissions partir. Mais elle est trop générale. “Le gouvernement”, cela représente plusieurs millions d’individus. La question que nous devons nous poser est : “À qui a-t-il marché sur les pieds ?”
— Mais je vous l’ai dit, Jubal, de même que Ben me l’avait dit : le secrétaire général lui-même.
— Non, dit Harshaw catégoriquement. Quoi qu’il se soit passé, si c’est tant soit peu brutal ou illégal, ce n’est pas le secrétaire général, même s’il en bénéficie. Personne ne pourra même prouver qu’il était au courant. Il est d’ailleurs probable qu’il ne le sait pas, surtout s’il y a eu des violences. Ce que nous devons essayer de savoir, c’est quel membre du Q.G. personnel du secrétaire général a pris cette opération en main. Et je pense que ce n’est pas aussi impossible qu’on pourrait le croire. Lorsqu’on montra le faux Homme de Mars à Ben, un des assistants de Douglas était présent – il essaya d’abord de l’en dissuader, puis l’accompagna. Et il se trouve justement que ce même gangster de haut vol a lui aussi disparu jeudi dernier. Je ne pense pas que ce soit une coïncidence, car c’est lui qui s’occupait du faux « Homme de Mars ». Si nous le trouvons, nous trouverons peut-être aussi Ben. Son nom est Gilbert Berquist, et j’ai des raisons de…
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