— Mais oui, bien entendu. Au jour de la Trompette et du Cri, nous avons été emportés ensemble, mais très vite séparés par un tourbillon, une vraie trombe du Kansas.
— Vous vous êtes déjà enquis de sa situation. Au bureau d’information du Fleuve.
— C’est exact.
— Alexander, c’est cette dernière démarche qui clôt votre dossier. Je peux essayer de demander que l’on vérifie… Mais je peux vous dire tout de suite que ce ne sera que pour vous confirmer que le nécessaire a été fait. La réponse restera la même : elle n’est pas ici.
Il se leva et fit le tour de son bureau pour me poser la main, sur l’épaule.
— Cette tragédie se répète sans fin. Un couple aimant, voué à vivre pour l’éternité uni. L’un s’en va, l’autre pas. Que puis-je y faire ? J’aimerais pouvoir intervenir, pourtant. Mais je ne le puis pas.
— Saint Pierre, il a dû y avoir une erreur quelque part !
Il ne répondit pas.
— Ecoutez-moi ! Je sais ! Nous étions l’un près de l’autre devant l’autel, nous priions… et juste avant la Trompette et le Cri, le Saint-Esprit est descendu en nous. Nous étions parfaitement en état de grâce l’un et l’autre. Demandez-le- Lui ! Demandez-le- Lui ! Il vous écoutera, vous !
Pierre eut un nouveau soupir.
— Il écoutera n’importe qui, dans n’importe lequel de Ses aspects. Mais je vais me renseigner.
Il prit un combiné de téléphone qui devait bien dater du temps d’Alexander Graham Bell.
— Charlie, passez-moi le Revenant… Oui, O.K., j’attends. Hello ! C’est Pierre, ici. Je suis à la porte principale. Du nouveau ? Non, pour moi non plus. Ecoute, j’ai un problème. Remonte au Jour de la Trompette et du Cri, quand Toi, dans Ton apparence de Junior, tu as emporté toutes ces âmes incarnées qui étaient en état de grâce à cet instant. Resitue le lieu : sur une route près de Lowell, dans le Kansas. C’est en Amérique du Nord… C’était sous une tente, pour une congrégation avec baptême. Tu y es ? Maintenant, quelques minisecondes avant que sonne la Trompette, un certain Alexander Hergensheimer, maintenant canonisé, prétend que Tu es descendu en lui en même temps que dans sa concubine bien-aimée Margrethe. Il la décrit comme mesurant environ trois coudées et demie, blonde, avec des taches de rousseur… Oh ! Tu y es ? Trop tard ? Oui, c’est ce que je craignais. Je vais lui dire.
J’interrompis nerveusement saint Pierre.
— Demandez-Lui où elle se trouve !
— Patron, saint Alexander est sur des charbons ardents, si je puis dire. Il désire savoir où elle se trouve. D’accord, je lui dis. (Il raccrocha.) Elle n’est ni sur Terre ni au Paradis. Alors, vous avez la réponse. Je suis navré.
Je dois attester ici que saint Pierre se montra d’une patience infinie avec moi. Il me donna l’assurance absolue que je pourrais m’entretenir avec n’importe quel membre de la Sainte Trinité… mais il me rappela cependant qu’en interrogeant le Saint-Esprit, nous les avions tous interrogés. Il disposait des toutes dernières listes de l’Extase, avec toutes les arrivées récentes, les morts sortis de leurs tombes. Mais il me dit qu’aucun ordinateur ne pouvait infirmer les infaillibles réponses de Dieu Lui-même parlant en tant que Saint Esprit… Ce que je comprenais très bien, tout en acceptant avec joie que l’on fasse de nouvelles recherches par ordinateur.
— Mais elle pourrait être quelque part sur terre ? insistai-je. Vivante. Peut-être à Copenhague.
— Alexander, dit Pierre. Il est aussi omniscient sur terre qu’aux cieux. Ne pouvez-vous admettre cela ?
Je poussai un très gros soupir.
— Oui, je sais. J’ai rejeté l’évidence. Bon. Comment me rendre en enfer à partir d’ici ?
— Alec, ne dites pas des choses pareilles !
— Au diable ! Pierre, l’éternité ici sans elle ne saurait être une éternité de félicité. Ce serait une éternité d’ennui, de solitude et de chagrin. Vous croyez vraiment que j’ai quelque chose à faire de cette espèce d’auréole de mauvais goût alors que ma bien-aimée se consume dans le Puits ? Je n’ai pas demandé beaucoup. Rien que le droit de vivre avec elle. J’étais prêt à faire la vaisselle durant l’éternité rien que pour avoir son sourire, pour entendre le son de sa voix et toucher sa main ! Il y a eu erreur technique et vous devez l’admettre ! Et tous ces anges, là-dehors, tous ces snobs grossiers qui n’ont même pas mérité le droit d’être ici ! Et ma Marga, le seul ange véritable qui ait jamais vécu, renvoyée vers l’enfer pour y endurer la souffrance éternelle, uniquement à cause d’un détail futile du règlement. Saint Pierre, vous pouvez dire au Père et à Son espèce de mielleux de Fils et aussi à ce Saint-Esprit, qu’ils peuvent se la garder, leur Cité sainte, et qu’ils en fassent ce qu’ils veulent ! Si Margrethe est en enfer, c’est là que je veux aller moi aussi !
Pierre parlait pendant que j’invectivais :
— Pardonne-lui, Père. Il est tourmenté par le chagrin, il est bouleversé. Il ne sait pas ce qu’il dit.
Je me dominai quelque peu.
— Saint Pierre, je sais très exactement ce que je dis. Je ne veux pas rester ici. Mon amour est en enfer, c’est donc là que je veux la rejoindre. C’est là, en fait, qu’est ma place.
— Alec, vous oublierez tout ça.
— Ce que vous ne semblez pas comprendre, c’est que je ne veux pas oublier tout ça. Je veux me retrouver auprès de ma bien-aimée afin de partager son destin. Vous m’avez dit qu’elle était en enfer…
— Non, je vous ai seulement dit qu’il était certain qu’elle ne se trouvait ni au Paradis ni sur terre.
— Existerait-il un quatrième lieu ? Les limbes ou que sais-je encore ?
— Les limbes, ce n’est qu’un mythe. Il n’existe pas de quatrième lieu à ma connaissance.
— Alors je veux partir sur l’heure et explorer tout l’enfer pour tenter de la retrouver. Mais comment ?
Pierre eut un haussement d’épaules.
— Mais bon sang, ne faites plus le coup de la pirouette ! C’est comme ça qu’on m’a traité depuis que j’ai traversé le feu ! Je n’ai connu que ça : pirouette sur pirouette. Est-ce que je suis prisonnier ici, ou quoi ?
— Non.
— Alors dites-moi comment me rendre en enfer.
— Très bien. En enfer, il n’est pas question que vous portiez cette auréole. On ne vous laisserait jamais entrer.
— Mais je n’ai jamais demandé à la porter. Allons-y !
Peu après, je me suis retrouvé au seuil de la porte de Judas, escorté par deux anges. Pierre ne m’a pas dit au revoir. Je pense qu’il était totalement écœuré. Ce qui me navrait car je l’aimais beaucoup. Mais je n’étais pas parvenu à lui faire comprendre que le Paradis sans Margrethe ne saurait être le Paradis.
Je me suis arrêté juste avant de sortir.
— Je souhaiterais que vous transmettiez un message de ma part à saint Pierre…
Les anges m’ignorèrent. Ils m’empoignèrent l’un et l’autre de chaque côté et me jetèrent en avant.
Et je me mis à tomber.
A tomber.
Encore et encore.
Oh ! si je savais où le trouver,
si je pouvais arriver jusqu’à son trône,
Je plaiderai ma cause devant lui,
je remplirai ma bouche d’arguments.
Job, 23:3-4
Et je tombais toujours.
Pour l’homme moderne, l’un des aspects les plus troublants de l’éternité, c’est la qualité glissante du temps. En l’absence d’horloges et de calendriers, sans l’alternance du jour et de la nuit, les phases de la lune, ou même le passage des saisons, la durée devient subjective et « quelle heure est-il ? » est une pure question d’opinion, et non un fait.
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