Hazel, tout comme Katie Farnsworth, est le genre de femme qui vous apaise par sa seule présence. Elle garde tout son sens pratique. Elle me proposa donc de laver mes vêtements sales et de me prêter une des robes de Steve jusqu’à ce que tout soit sec. Elle me trouva un miroir et un savon et je pus enfin m’attaquer à ma barbe de cinq – ou de sept – jours. Il ne me restait plus qu’une lame de rasoir et elle ressemblait plus à une scie qu’à un couteau. Il me fallut une bonne demi-heure d’affûtage à l’intérieur d’un verre (un truc que j’avais appris au séminaire) pour lui redonner un peu de fil.
Je m’étais rasé – ou plutôt j’avais essayé de me raser – deux heures à peine auparavant, et j’avais déjà besoin de recommencer, et proprement si possible. J’ignorais depuis combien de temps je m’étais lancé dans cette poursuite, mais je m’étais déjà rasé quatre fois : avec de l’eau froide, deux fois sans mousse, et une fois par la méthode Braille, sans miroir. Bien sûr, on avait installé des salles de bains pour les créatures de chair que nous étions… mais en aucun cas elles ne correspondaient aux normes de qualité américaines . Ce qui n’était guère surprenant, vu que les anges n’en avaient pas l’usage et que la grande majorité des créatures venues de la terre n’étaient guère familiarisées avec l’usage du bain, du lavabo et du robinet.
Les gens de l’association se montrèrent aussi coopératifs que me l’avait annoncé Hazel. Et je ne crois pas qu’en l’occurrence mon auréole de fantaisie m’ait ouvert plus rapidement les portes. Mais ils furent incapables de me fournir le moindre indice concernant Margrethe. Et pourtant ils avaient patiemment consulté les ordinateurs en se fiant à toutes les combinaisons possibles que j’avais pu leur fournir.
Je les remerciai, les bénis et me dirigeai vers la porte de Judas. Pour cela, il me fallait traverser tout le Paradis, ce qui représentait plus de deux mille cinq cents kilomètres. Je ne m’arrêtai qu’une fois, sur la place du Trône, pour déguster un des Paradis-burgers de Luke avec une tasse du meilleur café de la nouvelle Jérusalem – auxquels s’ajoutèrent quelques mots d’encouragement d’Hazel. En reprenant ma quête, j’étais nettement ragaillardi.
Le bureau du Personnel céleste occupait deux énormes palais qui se dressaient juste sur la droite quand on avait franchi la porte. Le moins important était réservé aux entrées datant d’avant l’ère du Christ. Le second était dévolu aux ères ultérieures et il comprenait aussi, au second étage, les bureaux de saint Pierre. C’est là que je me rendis directement.
Sur la double porte on lisait :
SAINT PIERRE
Entrez
C’est ce que je fis. Mais je n’entrai pas directement dans le bureau. Il y avait une salle d’attente presque aussi vaste que Grand Central. Il fallait d’abord franchir un tourniquet en tirant un ticket d’admission, et une voix mécanique vous déclarait : « Merci. Veuillez vous asseoir et attendre l’appel de votre nom. »
Sur mon ticket était inscrit le numéro 2013. Il y avait foule. Je cherchai des yeux un siège vacant et décidai que j’aurais besoin de me raser à nouveau bien avant qu’on m’appelle.
J’en étais encore là quand une nonne s’avança précipitamment vers moi et fit une rapide génuflexion.
— Très saint, puis-je vous être de quelque service ?
Je ne connaissais pas suffisamment bien les costumes des différents ordres catholiques romains pour savoir à quel couvent elle pouvait appartenir, mais je qualifierais sa tenue de « typique » : une longue robe noire qui descendait jusqu’à la cheville, des manches jusqu’au poignet, une chose blanche et amidonnée qui lui couvrait la poitrine, le cou et les oreilles, une coiffe noire par-dessus le tout. Ainsi, avec l’énorme rosaire qu’elle portait au cou, elle avait la silhouette d’un sphinx… Un pince-nez barrait son visage serein et sans âge. Bien entendu, il y avait aussi l’auréole que j’ai failli oublier.
J’étais avant tout impressionné par sa présence. C’était la première fois que j’avais la preuve visible que les papistes pouvaient accéder au salut. Au séminaire, nous avions bien souvent discuté de cela tard le soir. La position officielle de mon église était que les papistes pouvaient certainement sauver leur âme, puisque leur croyance était similaire à la nôtre et qu’ils avaient été bénis en Jésus. Néanmoins, je me réservai le droit de demander à cette sœur où et quand elle avait reçu la bénédiction. Selon moi, cela risquait d’être édifiant.
Je lui dis :
— Oh, je vous remercie, ma sœur ! C’est très aimable de votre part ! Oui, vous pouvez m’aider. Du moins, je l’espère. Je suis Alexander Hergensheimer et je cherche mon épouse. C’est bien ici que je dois m’adresser, n’est-ce pas ? Je suis nouveau.
— Oui, saint Alexander, c’est bien ici. Mais vous voulez voir saint Pierre, n’est-ce pas ?
— J’aimerais en effet lui présenter mes respects. Si toutefois il n’est pas trop occupé.
— Je suis certaine qu’il acceptera de vous voir, saint père. Je vais aller le dire à la mère supérieure. (Elle prit la croix de son rosaire et j’eus l’impression qu’elle murmurait tout en l’approchant de ses lèvres. Puis elle releva les yeux et me demanda :) C’est bien H.E.R.G.E.N.S.H.E.I.M.E.R… saint Alexander ?
— Exact, ma sœur.
A nouveau, elle parla à son rosaire, puis elle ajouta à mon adresse :
— Sœur Marie Charles est la secrétaire de saint Pierre. Je suis son adjointe. (Elle me sourit.) Je suis sœur Mary Rose.
— Heureux de vous rencontrer, sœur Mary Rose. Parlez-moi un peu de vous. A quel ordre appartenez-vous ?
— Je suis dominicaine, saint père. Dans ma vie sur terre, j’étais administratrice d’un hôpital à Francfort, en Allemagne. Ici, nul n’a besoin de mes compétences, aussi j’occupe ce poste car j’adore rencontrer des gens. Voulez-vous bien me suivre ?
La foule s’écarta devant nous comme les eaux de la mer Rouge, à cause de la nonne ou de ma superbe auréole. Je ne saurais le dire. Peut-être à cause des deux. La nonne me conduisit jusqu’à une porte dérobée sur laquelle ne figurait aucune inscription, entra directement, et je me retrouvai dans le bureau de sa supérieure, sœur Marie Charles. C’était une nonne de très grande taille, aussi grande que moi en vérité, et assez belle, ou plutôt « jolie » pour être plus précis. Elle semblait également plus jeune que son adjointe. Mais comment savoir vraiment avec les nonnes ? Elle était assise devant un vaste bureau encombré, avec une vieille Underwood à portée de la main. Elle se leva aussitôt, me fit face et s’inclina elle aussi brièvement.
— Bienvenue, saint Alexander ! Nous sommes très honorées de votre venue. Saint Pierre sera bientôt là. Voulez-vous vous asseoir ? Puis-je vous proposer un rafraîchissement ? Un verre de vin ? Du Coca-cola ?
— Ma foi, je crois qu’un Coca me ferait plaisir ! Je n’en ai pas bu depuis la terre.
— Eh bien, ce sera un Coca, donc. (Elle sourit.) Je vais vous confier un secret. Le Coca est le seul vice de saint Pierre. Nous en avons donc toujours au frais ici.
C’est alors qu’une voix résonna juste au-dessus de nous – une voix puissante de baryton qui ne pouvait être que celle d’un bon prédicateur, comme le frère Barnaby, béni soit son nom.
— J’ai entendu, Charlie. Qu’on lui fasse apporter son Coke ici. Je suis libre.
— Vous écoutiez, patron ?
— Ça, ça ne vous regarde pas, ma fille. A propos, servez-m’en un aussi.
Lorsque je fus introduit dans son bureau, saint Pierre venait de se lever et se dirigeait vers la porte. J’avais appris en histoire religieuse qu’il était censé avoir eu quatre-vingt-dix ans au moment de sa mort. Ou bien lorsqu’il avait été exécuté (crucifié ?) par les Romains. (Le métier de prédicateur a toujours comporté des risques mais, du temps de saint Pierre, c’était aussi dangereux qu’être adjudant dans les commandos de Marines.)
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