Cet homme semblait avoir la soixantaine, ou peut-être même soixante-dix ans. Il était solide, en forme, le visage bronzé, avec des traces laissées par le grand soleil. Il avait la barbe et les cheveux longs et drus, comme s’ils n’avaient jamais été taillés, avec quelques mèches grises, mais pas un poil blanc. Je remarquai (à mon immense surprise) qu’il avait dû être roux à une période de son existence. Il avait des épaules larges, il était musclé, et ses mains étaient calleuses, ainsi que je le constatai quand j’acceptai celle qu’il me tendait. Il portait une robe de laine brune non écrue, des sandales, et une toute petite calotte sous son auréole.
Il me plut au premier regard.
Il me conduisit jusqu’à un confortable fauteuil et me fit asseoir avant de reprendre place derrière son bureau. Sœur Marie Charles était derrière nous, portant un plateau avec deux bouteilles de Coke du modèle classique, en verre, que je connaissais bien, et deux verres tulipe portant la marque Coca-cola que je n’avais pas vus depuis des années. Je me demandai qui avait la franchise de la marque au paradis et comment ça se passait au niveau des affaires.
— Merci, Charlie, dit saint Pierre. Qu’on ne me passe plus aucun appel.
— Aucun ? Même ?…
— Ne soyez pas stupide. Allez, fichez le camp. (Il se tourna vers moi.) Alexander, j’essaie d’accueillir personnellement tous les saints qui arrivent. Mais il se trouve que je vous ai manqué, je ne sais comment.
— Je suis arrivé mêlé à la foule, saint Pierre. Celle de l’Extase. Et à la porte d’Asher.
— Ah, je comprends. Dure journée. Et nous n’en sommes pas encore sortis. Mais un saint devrait toujours être escorté jusqu’à la porte principale… Par vingt-quatre anges sonnant de la trompette. Il faut que je voie ce qui a bien pu se passer.
— Pour être franc, saint Pierre, risquai-je, je ne crois pas que je sois un saint. Mais je n’arrive pas à enlever cette auréole fantaisie.
Il secoua la tête.
— Non, non, vous en êtes un, c’est certain. Et ne vous laissez pas gagner par le doute : il n’y a jamais eu aucun saint qui ait su qu’il en était un. Il a toujours fallu le leur dire. C’est un paradoxe sacré : celui qui croit être un saint ne l’est jamais. Tenez : quand je suis arrivé ici et qu’on m’a donné les clés en me disant que cette charge me revenait, je ne l’ai pas cru. J’ai pensé que le Maître me jouait un bon tour pour me rappeler les farces que je lui avais faites en Galilée. Eh bien, non ! C’était bel et bien vrai. C’en était fini de Rabbi Simon Jona le vieux pêcheur et, depuis, j’ai toujours été saint Pierre. Tout comme vous êtes saint Alexander, que cela vous plaise ou non. Et ça vous plaira, avec le temps. (Il tapota un dossier.) J’ai lu tout ce qui vous concerne. Aucun doute quant à votre sainteté. Quand j’ai revu tout ça, je me suis rappelé votre jugement. L’avocat du diable, dans votre affaire, était saint Thomas d’Aquin. Il est venu me trouver ensuite et m’a expliqué que son attaque était purement pro forma car il n’y avait jamais eu le moindre doute dans son esprit quant à votre qualification. Mais dites-moi, ce premier miracle – le jugement du feu… Est-ce que vous avez senti vaciller votre foi à un moment ou à un autre ?
— Oui, je pense. Je m’en suis sorti avec une belle cloque au pied.
Saint Pierre toussota :
— Une seule petite cloque et vous pensez que vous n’êtes pas digne d’être un saint ? Mon fils, si sainte Jeanne d’Arc avait eu une foi aussi inébranlable que la vôtre, elle aurait éteint le bûcher sur lequel on l’a martyrisée. Je connais même…
— L’épouse de saint Alexander est arrivée, annonça soudain sœur Marie Charles.
— Qu’on la fasse entrer ! (Saint Pierre ajouta rapidement :) Je vous raconterai ça plus tard.
Mais je l’entendis à peine : j’avais le cœur battant.
La porte s’ouvrit.
Et Abigail entra.
Je ne sais comment donner une juste description des minutes qui suivirent. J’étais effondré par cette cruelle déception en même temps que par l’embarras.
Abigail me toisa et déclara d’un ton sévère :
— Alexander, que fais-tu avec cette ridicule auréole, au nom du ciel ! Enlève-moi ça immédiatement !
Saint Pierre gronda aussitôt :
— Ma fille, il n’est pas question d’au nom du ciel, car ceci est mon bureau. Et je vous interdis de vous adresser de cette façon à saint Alexander.
Abigail tourna la tête, l’air pincé.
— Vous appelez ça un saint ? Lui ? Est-ce que votre mère ne vous a jamais appris à vous lever devant les dames, d’abord ? Ou bien les saints sont-ils dispensés de cette élémentaire marque de courtoisie ?
— Je me lève, mais pour les vraies dames, sachez-le. Ma fille, je vous prie de vous adresser à moi avec respect. Et de même, vous vous adresserez à votre époux avec le respect qui lui est dû.
— Mais il n’est pas mon époux !
— Hein ? (Le regard de saint Pierre alla alternativement d’Abigail à moi.) Veuillez vous expliquer.
— Jésus a dit : Car à la résurrection des morts, les hommes ne prendront point de femmes, ni les femmes de maris, mais ils seront comme les anges dans les cieux. Eh bien, c’est ça ! Et il l’a même répété dans l’Evangile de Marc, chapitre 12, verset 25.
— Oui, oui, acquiesça saint Pierre. Je L’ai entendu dire ça. Aux Sadducéens. Par cette règle, vous n’êtes plus une épouse.
— Oui ! Alléluia ! Il y a des années que j’attends qu’on me débarrasse de cette cloche. Sans avoir à commettre le péché !
— Sur ce dernier point, je ne suis pas sûr… Mais le fait de n’être plus une épouse ne vous donne nullement le droit de vous adresser de façon impolie à ce saint qui fut votre mari. (Pierre, à nouveau, se tourna vers moi.) Souhaitez-vous qu’elle reste ?
— Moi ? Oh non ! Ce doit être une erreur.
— Il me semble. Ma fille, vous pouvez disposer.
— Eh, attendez ! Je n’ai pas fait tout ce chemin pour ne pas profiter de l’occasion de vous dire certaines choses. J’ai vu des choses proprement scandaleuses depuis que je suis là. Et si je n’avais pas le sens de la décence…
— Ma fille, je vous prie d’aller. Voulez-vous sortir de vous-même ou bien dois-je appeler deux anges videurs ?
— Ça, c’est une idée ! Parce que je m’apprêtais à vous dire que…
— Vous n’allez rien nous dire !
— J’ai le droit d’exprimer ma pensée comme tout un chacun !
— Pas dans ce bureau. Sœur Marie Charles !
— Oui, monsieur !
— Vous rappelez-vous encore les cours de judo qu’on vous a donnés quand vous faisiez partie de la police de Detroit ?
— Parfaitement !
— Alors sortez-moi cette yenta [33] Terme d’origine yiddish pour «mégère», «harpie», etc. ( N.d.T .)
d’ici.
La grande nonne afficha un sourire ravi et se frotta les mains. Ce qui se passa ensuite fut si rapide que je ne saurais le décrire exactement. Mais Abigail disparut assez vite.
Saint Pierre se rassit, soupira, et prit son verre de Coca.
— Une femme pareille viendrait à bout de la patience de Job. Vous avez été mariés combien de temps ?
— Euh… Environ mille ans.
— Oui, je vous comprends. Pourquoi l’avez-vous envoyé chercher ?
— Mais ce n’est pas ça. Je ne voulais pas. En fait…
J’étais sur le point de me lancer dans les explications nécessaires mais il m’interrompit.
— Mais bien sûr ! Pourquoi n’avoir pas précisé que c’était votre concubine que vous vouliez ? Vous avez induit sœur Mary Rose en erreur. Je sais très bien de qui vous voulez parler : de la zaftig shiksa qui apparaît sans cesse dans la seconde partie de votre dossier. Une très chic fille, à ce qu’il me semble. Alors, c’est elle que vous cherchez ?
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