Elle esquissa un sourire.
— Si j’avais soupçonné quoi que ce soit de tel, je crois que ma loyauté envers lui est si grande que je n’y aurais pas fait allusion. Puisque vous insistez tant pour n’être pas lui, je dois m’y tenir.
Touché [10] En français dans le texte. ( N.d.T .)
! J’ai fait un sourire penaud. Est-ce que je devais lui parler du coffret ? Oui. Il fallait que je sois franc avec elle et que je la persuade qu’elle n’était pas déloyale envers moi/Graham si elle se montrait tout aussi franche.
— Margrethe, je ne posais pas ces questions au hasard et je ne tiens pas à me montrer indiscret sur des sujets qui ne me regardent pas. J’ai d’autres ennuis et j’ai besoin de votre conseil.
Ce fut à son tour de réagir.
— Alec… je ne donne pas souvent de conseils. Je n’aime pas ça.
— Puis-je vous parler de mes ennuis ? Vous n’aurez peut-être pas à me conseiller… mais vous serez peut-être à même de les analyser pour moi. (Je lui dis quelques mots de ce maudit million de dollars.) Margrethe, voyez-vous une raison légitime pour qu’un homme honnête voyage avec un million en liquide ? Des chèques de voyage, des lettres de crédit, des ordres de transfert, et même des actions au porteur, oui ! mais du liquide ? Et une somme pareille. Psychologiquement, c’est aussi incroyable que ce qui m’est arrivé dans la fosse ardente.
« Voyez-vous une autre façon de considérer le problème ? Une raison honnête pour laquelle un homme garderait une telle somme en liquide sur lui pendant un tel voyage ?
— Je ne me prononcerai pas.
— Mais je ne vous demande pas de juger. Je vous demande de faire un effort d’imagination et de m’expliquer pourquoi un homme pourrait avoir une telle somme sur lui. Une raison valable… N’importe quelle raison, aussi improbable soit-elle. Mais une raison.
— Il pourrait y en avoir de nombreuses.
— Vous pouvez m’en citer une ?
J’attendis, mais elle resta silencieuse. Je soupirai.
— Moi non plus, je n’en vois pas, dis-je. Il y a des tas de raisons criminelles, par contre. L’argent mal gagné circule toujours sous forme liquide. C’est tellement commun que la plupart des gouvernements – et même tous, je crois – supposent, a priori, que toute somme d’argent importante qui ne transite pas par une banque ou par l’administration est d’origine criminelle si l’on ne prouve pas le contraire. Ou encore de la fausse monnaie, ce qui est une idée encore plus déprimante. Le conseil dont j’ai besoin est le suivant : Margrethe, que dois-je en faire ? Il ne m’appartient pas. Je ne peux pas le faire sortir du bateau. Pour la même raison, je ne peux pas l’abandonner. Je ne peux même pas le jeter par-dessus bord. Alors, que dois-je en faire ?
Ma question n’était pas rhétorique : il fallait absolument que je trouve une réponse si je ne voulais pas finir en prison pour quelque crime commis par Graham. Jusqu’à présent, la seule réponse que j’avais pu envisager était d’aller voir la seule autorité à bord, c’est-à-dire le commandant, de lui raconter tous mes ennuis et de lui demander de bien vouloir assumer la consigne de cet encombrant million de dollars.
Ridicule. Cela ne m’apporterait que d’autres réponses, aussi nouvelles que mauvaises, dépendant du fait que le commandant me croirait ou non, et aussi de son honnêteté – ainsi que de quelques autres variables. Mais, dans toutes les issues que j’entrevoyais à cette confession, je finirais derrière les barreaux ou dans un asile de fous.
La façon la plus simple de résoudre cette situation était, après tout, de lancer par-dessus bord ces maudites enveloppes !
A cela, j’avais quelques objections morales. J’ai détourné quelques-uns des commandements et j’en ai contourné d’autres, mais de toute ma vie, je suis toujours resté financièrement honnête. Je vous accorde que, depuis quelque temps, ma fibre morale n’était pas aussi résistante que je l’avais cru mais, malgré tout, je n’étais nullement tenté de voler ce million, même pour le jeter à la mer.
Pourtant, il y avait une objection de taille : avez-vous déjà entendu parler d’un homme nanti d’un million de dollars et qui soit en mesure de le détruire ?
Vous, peut-être. Pas moi. Au mieux, je pourrais aller le confier au commandant mais je ne pouvais me résoudre à le détruire.
L’écouler une fois à terre ? Alex, dès l’instant où tu l’auras retiré de ce coffret, tu l’auras volé. Tu es prêt à détruire le respect que tu as de toi-même pour un million de dollars ? Pour dix millions ? Pour cinq dollars ?
— Eh bien, Margrethe ?
— Alec, il me semble que la solution est évidente.
— Oui ?
— Mais vous avez essayé de résoudre vos problèmes dans un ordre incorrect. D’abord, il faut que vous retrouviez la mémoire. Ensuite, vous saurez pourquoi vous avez cet argent sur vous. Vous verrez que c’est certainement pour une raison tout à fait logique et innocente. (Elle sourit.) Je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même. Vous êtes un homme bon, Alec, pas un criminel.
Je ressentis un sentiment mêlé d’exaspération à son égard et de fierté pour l’opinion qu’elle avait de moi, mais l’exaspération l’emportait sur la fierté.
— Mais, bon sang, ma chère, je n’ai pas perdu la mémoire ! Je ne suis pas Alec Graham. Je m’appelle Alexander Hergensheimer, c’est le nom que j’ai porté toute ma vie et ma mémoire est claire. Vous voulez connaître le nom de mon institutrice ? Miss Andrews. Ou comment j’ai eu mon baptême de l’air à douze ans ? Parce que je viens vraiment d’un monde où les aéronefs survolent tous les océans et vont même jusqu’au Pôle Nord, où l’Allemagne est une monarchie, où l’Union Nord-Américaine a connu un siècle de paix et de prospérité, un monde dans lequel ce navire où nous sommes ce soir serait jugé si démodé et si pauvrement équipé, si lent que personne ne voudrait monter à bord. Je vous demande de m’aider. Je n’ai pas besoin d’un verdict psychiatrique. Si vous pensez que je suis fou, dites-le, et nous laisserons tomber le sujet.
— Je ne voulais pas vous mettre en colère.
— Ma chère ! Mais vous ne me mettez pas en colère. Je déversais simplement sur vous une partie de mes soucis et de mon inquiétude. Ce que je n’aurais pas dû faire. Pardonnez-moi. Mais j’ai de réels problèmes et ils ne seront pas résolus sous prétexte que vous prétendrez que c’est ma mémoire qui est en cause. Si cela était, le fait de le dire ne résoudrait rien : mes problèmes seraient toujours là. Mais je n’aurais pas dû me montrer irrité. Margrethe, vous êtes tout ce que j’ai… dans un monde qui est étrange et quelquefois effrayant pour moi. Je suis désolé.
Elle se laissa glisser de ma couchette.
— Il n’y a pas à être désolé, cher Alec. Mais cette discussion ne nous mènera à rien ce soir. Demain… demain, nous examinerons sérieusement cette empreinte, au grand soleil. Vous verrez que cela aura peut-être un effet instantané sur votre mémoire.
— Ou sur votre entêtement à vous, la plus belle d’entre les filles.
Elle sourit.
— Nous verrons cela demain. Maintenant, je pense que je dois aller me coucher. Nous avons atteint un point où nous répétons l’un et l’autre les mêmes arguments… et cela nous contrarie. Je ne le veux pas, Alec. Ce n’est pas bien.
Elle se retourna et se dirigea vers la porte, sans même s’approcher pour m’embrasser comme tous les soirs.
— Margrethe !
— Oui, Alec ?
— Revenez. Embrassez-moi.
— Le faut-il vraiment, Alec ? Vous êtes un homme marié.
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