Une chose que j’ai apprise au séminaire (la seule, peut-être), c’est à affronter calmement le mystère primitif de la vie, sans me laisser troubler par mon impuissance à le résoudre. Les prêtres honnêtes et les prêcheurs se voient refuser le réconfort de la religion. Au contraire, ils doivent vivre des récompenses austères de la philosophie. Je ne suis jamais devenu un métaphysicien mais j’ai appris en tout cas à ne pas me préoccuper de ce que je ne puis résoudre.
Je passais une bonne part de mon temps à la bibliothèque ou à lire sur une chaise de pont. Jour après jour, j’en apprenais un peu plus sur ce monde et je m’y sentais un peu plus chez moi. Les jours, ensoleillés et heureux, passaient comme un rêve d’enfance.
Et, chaque jour, Margrethe était là.
Je me sentais comme un jeune homme lors de son premier amour d’adolescent.
C’était une idylle bizarre. Nous ne pouvions pas parler d’amour. Ou bien c’était moi qui ne le pouvais pas, et elle n’en parlait pas. Elle était à mon service (ainsi qu’à celui d’autres passagers) et elle était aussi ma « mère » (pour les autres aussi ? Non, je ne le pensais pas… mais pouvait-on vraiment savoir…). Nos rapports étaient étroits mais pas intimes. Chaque jour, pendant ces moments délicieux où je la « payais » pour m’avoir fait mon nœud carré, elle se montrait douce et passionnée.
Mais seulement en ces moments-là.
Entre-temps, j’étais pour elle « M. Graham » et elle me donnait du « monsieur » avec un ton chaleureux et amical, mais pas amoureux. Elle aimait bavarder, debout sur le seuil de ma cabine, et elle avait très souvent des commérages à me rapporter. Mais son attitude restait constamment celle de la parfaite servante. Je rectifie : du parfait membre de l’équipage tout dévoué au service qui lui avait été assigné. Chaque jour, j’en apprenais un peu plus sur elle. Je ne lui découvris aucun défaut.
Pour moi, la journée commençait avec elle, généralement quand j’allais prendre mon breakfast. Je la rencontrais dans la coursive ou dans une cabine où elle faisait le ménage… C’était simplement : « Bonjour, Margrethe », et « Bonjour, monsieur Graham », mais il me semblait que le soleil attendait cet instant pour se lever.
Je la revoyais de temps en temps pendant la journée jusqu’à l’instant le meilleur, après qu’elle eut fait mon nœud. Ensuite, nos rencontres étaient très brèves et épisodiques jusqu’après dîner. Chaque soir, dès que le repas était fini, je regagnais ma cabine pour quelques minutes afin de me rafraîchir avant les activités de la soirée : spectacle, concert, jeux, à moins que ce ne fût un nouveau séjour à la bibliothèque. A cette heure, Margrethe se trouvait toujours quelque part sur la coursive tribord avant du pont C, faisant la couverture dans les cabines, préparant les bains, et ainsi de suite, tout pour que le confort de ses passagers fût total à l’heure du coucher. Et, une fois encore, je lui disais un petit Hello ! avant d’attendre dans ma chambre (quand elle ne m’avait pas déjà rejoint). Elle arrivait en tout cas peu après, ouvrait mon lit ou se contentait de me demander :
— Aurez-vous besoin d’autre chose ce soir, monsieur ?
Alors, avec un sourire, je lui répondais :
— Je n’ai besoin de rien, Margrethe. Merci.
Et elle me souhaitait bonne nuit ainsi qu’un bon sommeil, ce qui concluait ma journée quoi qu’il m’advînt de faire ensuite.
Bien entendu, chaque soir j’avais envie de répondre : Vous savez de quoi j’ai besoin !
Mais je n’y arrivais pas. En premier lieu : j’étais un homme marié. Oui, certes, mon épouse était perdue quelque part dans un autre monde (à moins que ce ne fût moi). Mais hors de la tombe, nous n’étions point déliés de notre serment. Et puis : si elle avait une liaison, c’était avec Graham (s’il s’agissait bien d’une liaison), et je ne faisais qu’emprunter la personnalité de Graham. Je n’avais pu me soustraire à ce baiser du soir (je ne suis pas un ange !) mais, par fidélité envers ma bien-aimée, je ne pouvais aller plus loin. Et puis aussi : un homme d’honneur ne saurait offrir moins que le mariage à l’objet de son amour… chose que je ne pouvais offrir, tant moralement que légalement.
Ainsi, on le voit, ces journées de bonheur étaient teintées d’amertume. Et chaque jour me rapprochait inexorablement du moment où je devrais bien quitter Margrethe avec la quasi-certitude de ne jamais la revoir.
Je ne pouvais même pas lui dire quelle perte cela représenterait pour moi.
Cependant, mon amour n’était pas ardent au point de ne pas me laisser espérer que notre séparation lui causerait quelque peine. A la façon mesquine et égoïste d’un adolescent, j’entretenais l’espoir qu’elle me regretterait aussi cruellement que moi. Tout cela était bien puéril, je l’avoue ! A ma décharge, je ne puis qu’avancer le fait que je n’avais connu jusque-là que l’« amour » d’une femme qui aimait Jésus si profondément qu’elle n’avait que peu d’affection réelle pour les créatures de chair et de sang.
Gardez bien cela à l’esprit : n’épousez jamais une femme qui passe trop de temps à prier.
Nous étions à dix jours de navigation de Papeete et le Mexique se dessinait presque à l’horizon quand notre idylle précaire prit fin. Depuis quelques jours, Margrethe m’avait paru de plus en plus distante. Je ne pouvais lui en vouloir car je n’avais pas d’indice précis et rien dont j’eusse pu me plaindre. La crise était intervenue un soir alors qu’elle faisait à nouveau mon nœud.
Comme d’habitude, j’ai souri, je l’ai remerciée et je l’ai embrassée.
Puis je me suis interrompu alors qu’elle était encore entre mes bras et je lui ai demandé :
— Qu’y a-t-il ? Vous ne m’embrassez pas comme d’habitude. Est-ce mon haleine ?
— Monsieur Graham, m’a-t-elle dit d’un ton retenu, je crois que nous ferions aussi bien d’en rester là.
— Ah… Alors ce soir, c’est « monsieur Graham », n’est-ce pas ? Margrethe, qu’ai-je donc fait ?
— Mais rien !
— Mais… ma chérie, vous pleurez !
— Je suis désolée. Je ne voulais pas.
J’ai pris mon mouchoir et j’ai séché les larmes sur ses joues en lui disant avec douceur :
— Je n’avais pas l’intention de vous causer du chagrin. Il faut me dire ce qui ne va pas pour que je sache ce que je peux faire.
— Mais si vous l’ignorez, monsieur, je ne vois pas comment je pourrais vous l’expliquer.
— Vous ne voulez pas essayer ? Je vous en prie !
(Est-ce qu’elle était victime d’un de ces troubles cycliques qui sont le douloureux destin des femmes ?)
— Eh bien, monsieur Graham, je sais que ça n’aurait pu durer au-delà de la fin de la croisière et, croyez-moi, je ne l’espérais pas. Mais je suppose que, pour moi, c’était plus que pour vous. Mais il ne m’était jamais venu à l’esprit que vous pourriez y mettre un terme comme ça, sans explication, et aussi vite.
— Mais Margrethe… je ne comprends pas.
— Mais si, vous comprenez !
— Non, je ne comprends pas !
— Mais si, voyons ! Cela dure depuis onze jours. Chaque soir, je vous ai posé la question et chaque soir vous m’avez repoussée. Monsieur Graham, n’allez-vous pas me demander à nouveau de revenir plus tard ?
— Ah… mais c’est cela que vous vouliez dire ! Margrethe…
— Oui, monsieur ?
— Je ne suis pas M. Graham.
— Pardon ?
— Je m’appelle Hergensheimer. Et cela fait onze jours exactement que je vous ai vue pour la première fois de mon existence. Je suis désolé, vraiment désolé. Mais c’est la vérité.
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