Je l’ai laissé vivre.
Le terrain de football avait été modernisé, avec un nouvel entraîneur, de nouveaux vestiaires, de nouvelles tribunes, ce qui en faisait presque un stade. L’entraîneur savait qui j’étais ; il connaissait mes prouesses et avait mon nom sur le bout de la langue. « Ainsi, vous nous revenez ? » Je lui dis que je ne pensais pas.
— « C’est idiot ! » me dit-il. « Faut faire ce qu’il faut pour décrocher cette sacrée peau-d’âne ! C’est trop bête d’avoir laissé l’armée vous arrêter dans vos études. Réfléchissez…» Il baissa la voix.
Il n’y avait rien d’idiot au fait que je laisse tomber la gymnastique si je voulais, encore que la Conférence n’aime pas beaucoup ça. Mais un garçon pouvait toujours trouver une famille chez qui il pouvait vivre. S’il paie comptant, quelle importance ? Je serais aussi tranquille qu’un entrepreneur de pompes funèbres… « Et cela vous laissera votre allocation militaire comme argent de poche. »
— « Je n’en ai pas. »
— « Mon vieux, vous ne lisez donc pas les journaux ? » Il en avait un sur un classeur : pendant mon absence, la guerre qui n’en était pas une avait ouvert des droits aux allocations d’études.
Je promis d’y réfléchir.
Mais je n’en avais pas la moindre intention. J’avais résolu de terminer mes études d’ingénieur, car j’aime terminer ce que j’ai commencé, mais pas ici.
Ce soir-là, j’eus des nouvelles de Joan, la fille qui m’avait si bien congédié, avec un simple petit mot. J’avais l’intention d’aller lui rendre visite, à elle et à son mari, mais je n’avais pas encore découvert quel était son nom de femme mariée. Il se trouva qu’elle avait rencontré ma tante en faisant des courses, elle me téléphona. « Essai ! » dit-elle, paraissant toute joyeuse.
— « Qui est à l’appareil ?… Un instant. Joan ! »
Je devais venir dîner ce soir. Je lui dis que ce serait parfait et que je serais très heureux de rencontrer l’heureux loustic qu’elle avait épousé.
Joan parut aussi douce que d’habitude et m’embrassa de tout cœur, un vrai baiser de bienvenue, fraternel, mais agréable quand même. Je fis la connaissance des enfants, l’un était encore un bébé, l’autre commençait à marcher.
Son mari se trouvait à Los Angeles.
J’aurais dû prendre mon chapeau. Mais tout était parfait il ne fallait pas me faire des idées Jim avait téléphoné après qu’elle m’eut appelé pour dire qu’il resterait encore une nuit là-bas et c’était naturellement parfait de ma part de l’accompagner pour dîner il m’avait vu jouer au football et peut-être aimerais-je jouer aux boules le lendemain elle n’avait pas pu trouver de baby-sitter et son beau-frère venait prendre un verre mais ne pouvait pas rester dîner ils étaient mariés après tout mon cher et ce n’était pas comme s’il n’y avait pas si longtemps qu’ils se connaissaient oh te rappelles-tu ma sœur les voilà qui s’arrêtent devant la maison et je n’ai pas encore eu le temps de coucher les enfants.
Sa sœur et son beau-frère s’arrêtèrent pour boire un verre ; Joan et sa sœur couchèrent les gosses pendant que le beau-frère restait avec moi, me demandant ce qui se passait en Europe ; il avait cru comprendre que je venais juste de rentrer c’est pourquoi il me dit ce qui se passait en Europe et ce qu’il fallait y faire. « Vous savez, Mr. Jordan, » me dit-il en me tapant sur le genou, « quand on est comme moi dans les affaires immobilières on devient très vite bon juge de la nature humaine car il le faut et bien que je ne sois jamais allé en Europe comme vous y êtes allé car je n’ai pas eu le temps mais il faut bien que quelqu’un reste à la maison et paie des impôts et s’occupe de tout pendant que ces jeunes veinards vont voir le monde mais la nature humaine est partout la même et si nous laissions seulement tomber une petite bombe sur Minsk ou sur Pinsk ou sur un de ces endroits ils comprendraient vite et cesseraient de faire des bêtises qui gênent vraiment les hommes d’affaires. Ne croyez-vous pas ? »
Je lui répondis que c’était un point de vue. Ils partirent et il me dit qu’il m’appellerait le lendemain et me ferait voir quelques lotissements qu’il pouvait me faire avoir pour rien, il était absolument certain qu’ils augmenteraient avec la nouvelle usine de fusées qui allait bientôt s’installer. « Cela m’a fait plaisir d’avoir votre opinion, Mr. Jordan, grand plaisir. Il faudra un jour que je vous raconte une aventure qui m’est arrivée à Tijuana, mais je ne peux pas le faire avec ma femme qui est ici, ha, ha ! »
Joan me dit : « Je ne comprends pas comment elle a pu l’épouser. Verse-moi un autre verre, un double, j’en ai besoin. Je vais baisser le feu, le dîner attendra. »
Nous prîmes tous les deux un double, puis un autre, et nous dînâmes vers onze heures. Joan se mit à pleurnicher quand j’insistai pour rentrer à la maison, vers trois heures. Elle me dit que j’étais un lâcheur et j’approuvai ; elle me dit que les choses auraient pu être tellement différentes si je n’avais pas absolument voulu entrer dans l’armée et, une fois de plus, j’approuvai. Elle me dit de sortir par la porte de derrière, de ne pas allumer de lumière, qu’elle ne voulait jamais me revoir et que Jim devait aller à Sausalito le dix-sept suivant.
Le lendemain, je pris un avion pour Los Angeles.
Mais comprenez-moi bien : je ne reproche rien à Joan. J’aime bien Joan. Je la respecte et lui serai toujours reconnaissant. Elle est belle. Avec quelques autres avantages précoces, – si elle avait été sur Névia, disons, – elle aurait été sensas ! C’est quand même une bonne fille, telle qu’elle est. Sa maison était propre, ses bébés étaient propres, en bonne santé et elle s’en occupait bien. Elle est généreuse, sensible et a bon caractère.
Je ne me sens pas non plus coupable. Si un homme a quelque considération pour les sentiments d’une fille, il y a une chose qu’il ne peut lui refuser : un petit revenez-y quand elle en a envie. Je ne prétends d’ailleurs pas que je ne l’ai pas désirée, moi aussi.
Mais je me suis senti mal à l’aise pendant tout le trajet jusqu’à Los Angeles. Pas au sujet de son mari, il n’était au courant de rien. Pas au sujet de Joanie, elle ne se laissait pas emballer et ne devait pas éprouver le moindre remords. Joanie est une bonne fille et avait fait un agréable compromis entre sa nature et une société impossible.
J’étais cependant mal à l’aise.
Un homme ne devrait jamais critiquer la plus féminine qualité d’une femme. Il faut que je fasse bien comprendre que la petite Joanie était tout aussi douce et tout aussi généreuse que la Joanie qui, plus jeune, m’avait envoyé à l’armée. C’était moi le coupable : j’avais changé.
Mes reproches s’adressent à une culture dans son ensemble, pas le moins du monde aux individus. Permettez-moi plutôt de citer ce grand spécialiste des cultures comparées qu’est le Dr Rufo.
« Oscar, quand vous rentrerez chez vous, n’espérez pas trop de vos compatriotes féminins. Vous serez certainement déçu et il ne faudra pas le leur reprocher, à ces pauvres chéries. Les femmes américaines, qui ont été sexuellement conditionnées, compensent obligatoirement par des rites leur frustration sexuelle… et chacune d’elles est certaine qu’elle connaît « intuitivement » le bon rituel pour conjurer le cadavre. Elle sait, et personne ne peut lui dire le contraire, surtout pas l’homme qui a la malchance de partager son lit. Alors, n’essayez pas. Ou vous la rendrez furieuse, ou vous la désespérerez. Vous vous attaqueriez à la plus sacrée de toutes les vaches sacrées : au mythe selon lequel la femme connaît tout du sexe, tout simplement parce qu’elle est femme. »
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