— « Il n’est pas impossible que je vous batte. Je me suis beaucoup exercé. »
— « Bon, oublions cela. Nous avons eu l’Œuf, c’est là l’important. Et il y a une bouteille ici, et c’est tout aussi important. » Il reversa à boire. « Ce sera tout, Patron ? »
— « Sois damné, Rufo ! Oui, toi, espèce de bandit. Tu m’as redonné courage. À moins que tu ne m’aies roulé une fois de plus, je ne sais plus que penser. »
— « Non, Oscar, pas cette fois, par tout le sang que nous avons versé ensemble. Je vous ai dit la vérité, toute celle que je connais, bien que cela m’ait été pénible. Je ne voulais pas le faire, car vous êtes mon ami. Cette promenade sur cette route caillouteuse, ce sera toujours mon plus beau souvenir. »
— « Heu ! oui… Pour moi aussi. Sans rien oublier. »
— « Alors, pourquoi froncez-vous les sourcils ? »
— « Rufo, je La comprends maintenant, autant que peut le faire une personne ordinaire du moins, je La respecte au plus haut point… et je L’aime plus que jamais. Mais je ne puis être le jouet de qui que ce soit, pas même le Sien. »
— « Je suis heureux de n’avoir pas eu à le dire. Oui, Elle a raison. Elle a toujours raison, d’ailleurs, la maudite ! Il faut que vous partiez. Pour vous deux. Oh, pour Elle, cela ne lui ferait pas trop de mal, mais cela vous ruinerait de rester, avec le temps. Et cela vous détruirait, car vous êtes entêté. »
— « Il vaut mieux que je rentre… pour secouer mes chaussures. » Je me sentais mieux, comme si j’avais dit à un chirurgien : Allez-y, amputez .
— « Ne faites pas ça ! »
— « Pourquoi pas ? »
— « Et pourquoi donc ? Vous ne devez surtout rien faire de définitif. Si un ménage doit durer longtemps, – et le vôtre le peut, il peut même durer très longtemps, – il faut aussi de longues vacances. Enlevez votre laisse, fiston ! sans dire quand vous reviendrez, sans promesse. Elle sait parfaitement que les chevaliers errants passent leur vie à errer. Elle s’y attend. Il en a toujours été ainsi, un droit de la vocation [66] En français dans le texte. (N.D.T.)
et par nécessité. La seule chose, c’est qu’on n’en parle pas dans les livres d’enfants du monde d’où vous venez. Elle s’arrangera pour diriger votre vie, pour vous aider partout où vous serez, et vous n’avez pas à vous en faire. Revenez dans quatre, ou dans quarante ans, ou quelque chose comme cela. Vous serez le bienvenu. Les Héros ont toujours droit à la meilleure place à table ! Ils viennent et ils s’en vont, comme il leur plaît, c’est aussi leur droit, cela. À une moindre échelle, vous Lui ressemblez un peu. »
— « Quel compliment !
— « J’ai dit, à une moindre échelle. Mmm, vous savez, Oscar, une partie de vos ennuis vient du fait que vous avez besoin d’aller chez vous. Dans votre pays natal. Pour savoir où vous en êtes, pour vous retrouver. Tous les grands voyageurs éprouvent ce sentiment ; je l’éprouve moi-même de temps à autre. Quand cela vient, je m’y abandonne. »
— « Je ne m’étais pas rendu compte que j’avais le mal du pays. Tu as sans doute raison. »
— « Et sans doute s’en est-Elle rendu compte. Peut-être vous a-t-Elle entortillé. Moi-même, je me suis fait une règle de donner des vacances à n’importe laquelle de mes femmes quand son visage me semble trop familier… car le mien doit lui être encore plus familier, avec la figure que j’ai. Pourquoi pas, mon vieux ? Revenir sur la Terre, ce n’est quand même pas la mort. Je vais y retourner bientôt, et c’est pourquoi je mets mes affaires en ordre. Il n’est pas impossible que nous nous y trouvions en même temps… et nous pourrons alors aller boire un pot ensemble, ou bien dix, et nous amuser, raconter des histoires. Et pincer les fesses de la serveuse pour voir ce qu’elle dit. Pourquoi pas ? »
Parfait, me revoici.
Je ne suis pas parti la même semaine mais tout de suite après. Star et moi avons passé une nuit extraordinaire, éplorée, avant mon départ. Elle pleura et m’embrassa, et me dit : « Au ’voir [67] En français dans le texte. (N.D.T.)
» (et non pas « Good-bye »). Je savais cependant que ses larmes sécheraient dès que j’aurais le dos tourné ; elle savait que je le savais, je savais qu’elle préférait qu’il en soit ainsi, et je pensais d’ailleurs comme elle. J’ai pourtant pleuré moi aussi.
La Pan American n’est pas aussi pratique que leurs Portes commerciales ; j’ai pris trois vols différents, sans même avoir le temps de comprendre ce qui se passait. Une hôtesse demanda : « Les billets, s’il vous plaît, » et vrroumm !
Je suis arrivé sur la Terre, habillé d’un costume coupé à Londres, avec mon passeport et mes papiers dans la poche, Dame Vivamus dans un paquet qui ne ressemblait pas du tout à un fourreau, et, dans d’autres poches, des effets bancaires que je pouvais échanger contre de l’or, car j’estimais qu’il n’y avait pas de honte à accepter un salaire de héros. Je suis arrivé près de Zurich, mais je ne me rappelle plus l’adresse exacte ; les services des Portes s’étaient occupés de tout. J’avais les moyens de faire parvenir de mes nouvelles.
En très peu de temps, ces effets bancaires se sont transformés en comptes numérotés dans trois banques suisses, toutes les formalités ayant été faites par un agent d’affaires que l’on m’avait indiqué. Je pris des chèques de voyage sur plusieurs villes, quelques-uns que je me fis envoyer chez moi et quelques-uns que je pris sur moi, car je n’avais pas du tout l’intention de payer 91 pour cent à l’Oncle Sam.
On perd vite la notion du temps ; je ne savais plus quel jour nous étions quand je suis arrivé. J’avais deux ou trois semaines de battement pour rentrer chez moi, gratuitement, d’après ma feuille de route militaire. J’eus envie d’en profiter pour ne pas me faire remarquer. C’est ainsi que je pris un vieil avion de transport quadrimoteur, de Prestwick jusqu’à Gander puis jusqu’à New York.
Les rues me parurent plus sales, les bâtiments moins hauts… et les titres des journaux pires que jamais. Je cessai de lire les journaux, et je ne restai pas longtemps à New York. C’est à la Californie que je pense quand je parle de « chez moi ». Je téléphonai à ma mère ; elle me reprocha de n’avoir pas écrit et je lui promis d’aller la voir en Alaska aussi tôt que possible. Comment allaient-ils tous ? (Je pensais en effet que mes demi-frères et mes demi-sœurs pouvaient avoir besoin d’aide pour aller au collège.)
Tout allait bien. Mon beau-père faisait maintenant partie du personnel volant et avait été confirmé dans son grade. Je lui demandai de faire suivre mon courrier chez ma tante.
La Californie me parut plus agréable que New York. Ce n’était quand même pas Névia. Pas même Centre. C’était plus peuplé que je ne me le rappelais. Tout ce que l’on peut dire des villes de Californie, c’est qu’elles ne sont pas aussi moches que les autres. Je rendis visite à ma tante et à mon oncle, parce qu’ils s’étaient montrés gentils envers moi ; je pensais à utiliser un peu de cet argent que j’avais en Suisse pour le libérer de sa première femme. Mais elle était morte et ils parlaient maintenant de se faire construire une piscine.
Je suis donc resté tranquille. J’avais été au bord de la ruine pour avoir eu trop d’argent, cela m’avait servi de leçon. Je suivis la règle édictée par Leurs Sagesses : laissez les gens tranquilles.
Le campus me parut plus petit, et les étudiants me semblèrent terriblement jeunes. La réciproque devait d’ailleurs être vraie. Je sortais un jour de la cafétéria après être allé dans les bâtiments administratifs quand deux jeunots me croisèrent, et me bousculèrent. L’un d’eux me dit : « Fais attention, papa ! »
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