J’essayais de la dérider mais Star n’aime pas la plaisanterie. Elle me répondit avec sérieux : « Oscar, si je dois abdiquer, il faut d’abord que j’entraîne mon héritier. C’est exact, personne ne peut me dire ce que je dois faire, mais j’ai quand même le devoir d’assurer ma succession. »
— « Combien de temps cela prendra-t-il ? »
— « Pas très longtemps. Une trentaine d’années. »
— « Trente ans ! »
— « Je pourrais peut-être y arriver en vingt-cinq, il me semble. »
— « Star, » soupirai-je, « Sais-tu quel âge j’ai ? »
— « Oui, pas encore vingt-cinq ans. Mais tu ne vieilliras pas ! »
— « Cependant, actuellement, j’ai encore cet âge-là. Et vingt-cinq ans, c’est exactement le temps que j’ai déjà vécu. Vingt-cinq ans à être un pauvre gigolo, vingt-cinq ans sans être un héros, ni quoi que ce soit. Cela dépasse mon entendement ! »
Elle réfléchit : « Oui, c’est vrai. »
Elle se retourna, nous nous mîmes l’un contre l’autre, en cuiller, et fîmes semblant de dormir.
Un peu plus tard, je sentis ses épaules qui s’agitaient et je compris qu’elle sanglotait. « Star ? »
Elle ne tourna pas la tête. Tout ce que j’entendis fut une petite voix étranglée : « Oh, mon chéri, mon grand chéri ! Si seulement j’avais cent ans de moins ! »
Je fis couler entre mes doigts les pierres précieuses, inutiles, avant de les mettre de côté. Si seulement j’avais, moi, cent ans de plus !
Mais Star avait raison. Elle ne pouvait pas abandonner son poste et garder l’esprit libre. Elle avait le sens du devoir, pas comme moi ni comme personne d’autre. Et moi, je ne pouvais pas rester dans cette cage dorée plus longtemps sans avoir envie de me fracasser la tête contre les barreaux.
Nous désirions cependant tous les deux rester ensemble.
Ce qu’il y avait de pire, c’est que je savais, tout comme elle, que nous oublierions, tous les deux. Il y aurait quelqu’un, un autre. D’une manière quelconque, il y aurait d’autres chaussures, d’autres hommes, et elle retrouverait le sourire.
Et moi aussi… Elle l’avait vu et, sérieusement, gentiment, avec beaucoup de délicatesse, pour ne pas heurter mes sentiments, elle m’avait dit d’une manière indirecte que je ne devrais pas éprouver de sentiment de culpabilité quand il m’arriverait, plus tard, en un autre pays, quelque part, de courtiser une autre fille.
Alors, pourquoi me sentais-je si méprisable ?
Comment avais-je fait pour me laisser ainsi prendre au piège, sans la moindre issue, contraint de choisir entre blesser ma bien-aimée et sombrer dans la folie ?
J’ai lu quelque part une histoire au sujet d’un homme qui vivait sur une haute montagne, par suite d’un asthme tenace, féroce, alors que sa femme vivait sur la côte, en dessous de lui, par suite d’une maladie de cœur qui lui interdisait l’altitude. Parfois, ils se regardaient mutuellement à l’aide de longues-vues.
Le lendemain, nous n’avons pas reparlé de la possibilité pour Star d’abdiquer. Le dilemme, que nous n’avions pas énoncé, était que, si elle décidait d’abdiquer, je devrais attendre ( trente ans ! ) qu’elle le fasse. Sa Sagesse en avait conclu que je ne le pourrais pas, et n’en avait pas parlé. Nous prîmes un copieux petit déjeuner et nous nous montrâmes joyeux, gardant tous les deux pour nous nos secrètes pensées.
Nous n’avons pas non plus parlé d’enfants. Oh, je pourrais toujours trouver la clinique, si c’était nécessaire. Si elle voulait mélanger sa stellaire lignée avec mon sang vulgaire, elle pouvait le faire, demain ou dans une centaine d’années. Ou elle pouvait se contenter de sourire et se débarrasser de toute cette camelote. Dans ma famille il n’y a jamais eu de maire de Triffouillis-les-Oies, sans compter qu’un cheval de labour ne convient pas pour saillir une jument de pur-sang. Si Star faisait un enfant en réunissant nos gènes, cela ne ferait jamais qu’un godelureau sentimental, un gigolo en herbe qu’elle pourrait bichonner avant de lui donner sa liberté. Elle éprouverait sans doute un certain sentiment envers lui mais ce sentiment, si fort qu’il puisse être, et même s’il était morbide comme celui qui attachait sa tante à ses défunts maris, resterait stérile, car l’Empire ne pourrait jamais supporter une lignée de bâtardise.
Je regardai mon épée suspendue au mur, devant moi. Je ne l’avais pas touchée depuis la réception, il y avait longtemps, où Star avait voulu s’habiller comme elle l’avait été pour suivre la Route de la Gloire. Je la pris, bouclai le ceinturon et dégainai… j’avais envie de vivre, et j’imaginais une longue route, avec un château sur une colline.
Qu’est-ce qu’un Champion peut bien devoir à sa Dame quand la Quête est terminée ?
Cesse de rêver, Gordon ! Que doit un mari à sa femme ? C’était cette épée… « Saute Fripon, et sursaute, princesse, sois ma femme et laisse-moi te garder » ; « Dans la richesse et dans la pauvreté, pour le meilleur et pour le pire… pour t’aimer et pour te chérir jusqu’à ce que la mort nous sépare. » C’était cela que je voulais dire par ces vers de mirliton, Star le savait bien, et je l’avais bien su moi aussi, je le savais encore maintenant.
Quand nous nous étions unis, il nous avait paru vraisemblable d’être séparés le même jour par la mort. Mais cela n’atténuait pas le vœu que j’avais fait, ni la profondeur de mon sentiment quand je l’avais prononcé. Je n’avais pas sauté par-dessus l’épée pour le plaisir de faire des galipettes dans l’herbe avant de mourir ; cela, j’aurais pu l’avoir gratuitement. Non, ce que j’avais voulu, c’était « la garder, l’aimer et la chérir, jusqu’à ce que la mort nous sépare. »
Star avait pris le vœu à la lettre. Pourquoi avais-je les jambes qui me démangeaient ainsi ?
Écorchez un héros, et dessous, vous trouverez un misérable.
Et un héros à la retraite était aussi idiot qu’un de ces rois sans emploi que l’on trouve un peu partout en Europe.
Je sortis de l’« appartement » en claquant la porte, emportant mon épée avec moi, sans me soucier le moins du monde des regards curieux, allai chez nos thérapeutes, trouvai où je devais aller, m’y rendis, fis le nécessaire, dis au bio-technicien-chef de mettre Sa Sagesse au courant, et lui sautai au collet quand il osa me poser des questions.
Puis je suis retourné vers la plus proche cabine d’« apport » et, là, j’ai hésité… J’avais besoin de compagnie, de la même manière qu’un alcoolique a besoin de l’aide des Alcooliques-Anonymes. Malheureusement, je n’avais pas d’ami intime, rien que quelques centaines de connaissances. Il n’est pas facile pour le prince-Consort d’une Impératrice de se faire des amis.
Il me fallait Rufo. Mais pendant tous ces mois que je venais de passer à Centre, je n’avais jamais été chez Rufo. À Centre, on n’a pas la barbare coutume de se rencontrer par hasard, dans les rues, et je n’avais jamais vu Rufo ailleurs qu’à la Résidence, ou dans des réceptions ; Rufo ne m’avait jamais invité chez lui. Non, ce n’était pas de la froideur, car nous nous voyions souvent, mais c’était toujours lui qui venait nous voir.
Je cherchai son adresse dans l’annuaire des « apports », sans succès. Et pas plus de succès avec la liste télévisuelle. J’appelai la Résidence et obtins l’officier des télécommunications. Il me répondit que « Rufo » n’était pas un nom de famille et essaya de se débarrasser de moi. Je dis : « Attention, petit employé trop payé ! Si tu coupes la communication, tu iras vite faire des signaux de fumée à Tombouctou ; il ne faudra pas plus d’une heure pour cela. Maintenant, écoute-moi bien. C’est un type assez âgé, il est chauve, un de ses noms est « Rufo », je crois, et c’est un spécialiste connu de l’étude des cultures comparées. En outre, c’est le petit-fils de Sa Sagesse. Je pense que tu sais de qui il s’agit et je commence à en avoir marre de ton arrogance de bureaucrate. Tu as cinq minutes. Après cela, je parle à Sa Sagesse et je lui demande, à Elle , pendant que tu prépareras tes bagages. »
Читать дальше