(« Stop ! Dangereux ! Autre vieux Rufo chauve (?) comp-culturiste connu. Sagesse œuf-sperme-œuf. Menteur ou fou, ou bien les deux. Sagesse ? Catastrophe ! »)
En moins de cinq minutes l’image de Rufo remplissait l’écran. « Eh bien ! » dit-il, « je me demandais qui pouvait bien avoir assez d’influence pour découvrir ma retraite. »
— « Rufo, est-ce que je puis aller te voir ? »
Son front se plissa de nombreuses rides. « Des ennuis, fiston ? Votre visage me rappelle l’époque où un de mes oncles…»
— « Je t’en prie, Rufo ! »
— « Oui, fiston, » dit-il gentiment. « Je renvoie les danseuses chez elles. À moins que je ne les garde ? »
— « Je m’en fiche. Comment vais-je faire pour te trouver ? »
Il me le dit, je perforai son numéro de code, ajoutai mon numéro à moi, et j’y arrivai, à un millier de milles au-delà de l’horizon. La résidence de Rufo était un château aussi luxueux que celui de Jocko et plus sophistiqué d’un millier d’années. J’eus l’impression que Rufo avait la plus grande domesticité de tout Centre, et que tous les domestiques étaient des femmes. Je me trompais. Mais l’ensemble des servantes, des invitées, des cousines, des filles, s’était réuni afin de constituer un comité de réception pour regarder à quoi ressemblait celui qui partageait le lit de Sa Sagesse. Rufo les renvoya et m’emmena dans son bureau. Une danseuse (manifestement sa secrétaire) classait des papiers et des cartes perforées. Rufe la renvoya d’une tape sur les fesses, m’offrit un fauteuil confortable, me tendit un verre, plaça des cigarettes près de moi, s’assit et resta silencieux.
On ne fume pas beaucoup à Centre, et la raison en est ce qu’ils utilisent en guise de tabac. Je pris une cigarette. « Des Chesterfield ! Grand Dieu ! »
— « Je les ai eues en contrebande, » dit-il. « Malheureusement, ils ne fabriquent plus de Sweet Caps. On ne trouve plus que des déchets et du foin. »
Il y avait des mois que je n’avais pas fumé. Star m’avait pourtant dit que je n’avais plus à m’en faire pour le cancer et les autres maladies de ce genre. C’est pourquoi j’en allumai une et me mis à tousser comme un dragon de Névia. Le vice requiert une constante habitude.
— « Quelles nouvelles du Rialto ? » s’enquit Rufo. Il regardait mon épée.
— « Rien. » J’avais interrompu le travail de Rufo et j’avais maintenant quelque scrupule à lui infliger le récit de mes ennuis familiaux.
Rufo était assis ; il fumait tranquillement et attendait. J’avais besoin de parler et cette cigarette américaine me rappela un incident, un de ces incidents qui me faisaient sentir combien ma situation était instable. Une semaine auparavant, dans une réception, j’avais rencontré un homme qui paraissait avoir trente-cinq ans, qui était poli, urbain mais avait cet air prétentieux de celui qui dit : « Je suis désolé, monsieur, mais votre braguette est ouverte, et je ne sais pas comment vous en avertir. »
Mais, j’avais été fort heureux de le rencontrer car il parlait anglais .
J’avais toujours cru que Star, Rufo et moi-même étions les seuls habitants de Centre à parler anglais. Nous l’utilisions souvent, Star pour me faire plaisir, Rufo parce qu’il aimait s’exercer. Il parlait cockney comme un docker, bostonien comme un habitant de Beacon Hill, australien comme un kangourou ; Rufo connaissait tous les dialectes britanniques.
Ce type-là parlait un bon américain courant. « Je m’appelle Nebbi, » m’avait-il dit, tout en me serrant la main comme seul un américain sait le faire. « Et vous êtes Gordon, je le sais. Je suis ravi de vous rencontrer. »
— « Moi aussi, » avais-je répondu. « C’est une surprise, et un réel plaisir que d’entendre parler ma propre langue ! »
— « Simple savoir professionnel, mon vieux. J’étudie les cultures comparées, du point de vue linguistico-historico-politique. Je sais déjà que vous êtes Américain. Permettez-moi de vous situer : plein sud, mais vous n’y êtes pas né. Peut-être originaire de la Nouvelle Angleterre. Avec un apport de Middle-West, peut-être de Californie. Langue élémentaire, classe moyenne inférieure ; milieu familial moyen. »
L’analyse était assez juste, en gros. Ma mère et moi, nous avions vécu à Boston pendant l’absence de mon père, entre 1942 et 1945. Jamais je n’oublierai ces hivers. Je portais alors des caoutchoucs du mois de novembre jusqu’au mois d’avril. J’avais aussi vécu dans le sud, en Géorgie et en Floride, à La Jolla, pendant la non-guerre de Corée et, plus tard, quand j’étais allé au collège. « Classe moyenne inférieure ? » Ce n’aurait pas été l’opinion de ma mère.
— « C’est assez exact, » avouai-je. « Je connais un de vos collègues. »
— « Je sais de qui vous voulez parler, le Savant Fou. Il soutient des théories complètement loufoques. Mais, s’il vous plaît, dites-moi plutôt comment cela se passait quand vous êtes parti ? Et surtout, pour les États-Unis, comment cela va avec la Noble Expérience ? »
— « La Noble Expérience ? » Je n’avais pas compris ; il m’a fallu réfléchir ; la prohibition avait été supprimée bien avant ma naissance. « Oh, cela n’existe plus ! »
— « Vraiment ? Il faudra que j’aille faire un nouveau séjour. Et maintenant, qu’avez-vous ? Un roi ? J’avais compris que, tôt ou tard, votre pays serait ainsi dirigé mais je ne pensais pas que cela viendrait si vite. »
— « Excusez-moi, » dis-je, « je parlais de la prohibition. »
— « Ah, ça ! Ce n’est qu’un épiphénomène, ce n’est pas fondamental. Je parlais, moi, de cette amusante notion de se soumettre à la loi du bavardage, je parlais de la « démocratie ». Quelle curieuse illusion : comme si on pouvait, en additionnant des zéros, produire un nombre. Cela a pourtant été essayé dans votre tribu, et sur une échelle monstrueuse. Sans doute avant votre naissance. Je croyais que vous vouliez dire qu’on s’en était débarrassée jusqu’aux derniers restes. » Il eut un sourire. « Alors, ils possèdent toujours des élections et tout ce fourbi ? »
— « La dernière fois que j’y étais, oui. »
— « C’est extraordinaire ! Fantastique, tout simplement fantastique. Vraiment, il faut que nous y allions ensemble, j’ai envie de vous poser des colles. J’ai étudié votre planète pendant très longtemps… on y trouve les plus étonnantes pathologies de tout le système exploré. Au revoir. Cessez de prendre des vessies pour des lanternes, comme vous dites dans votre tribu. »
Je racontai la scène à Rufo : « Rufe, je sais bien que je viens d’une planète barbare mais est-ce que cela excuse sa grossièreté ? Était-ce même de la grossièreté ? Je n’ai pas encore compris quelles manières étaient considérées comme bonnes, ici. »
Rufo fronça les sourcils : « Il est toujours déplacé de railler quelqu’un sur son lieu de naissance, et cela, partout. Comme sur sa tribu ou sur ses coutumes. Quand on se permet cela, c’est à ses risques et périls. Si vous le tuez, il ne vous arrivera rien. Cela embarrassera peut-être Sa Sagesse, si du moins Elle peut être embarrassée. »
— « Je ne vais pas le tuer, ce n’est pas tellement important. »
— « Alors, n’y pensez plus. Nebbi n’est qu’un snob. Il a peu de connaissances, il ne comprend rien, et croit que l’univers serait meilleur si c’était lui qui l’avait conçu. Ignorez-le. »
— « C’est ce que je ferai. C’était seulement… tu vois, Rufo, je sais bien que mon pays n’est pas parfait, mais je n’aime guère l’entendre dire par un étranger. »
— « Vous êtes comme tout le monde. J’aime votre pays ; c’est un pays très coloré. Mais je ne suis pas un étranger et je ne dis pas cela pour vous critiquer, mais Nebbi avait raison. »
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