Mais le pire était encore à venir.
L’Irtiman aux cheveux dorés nous expliqua que le temps avait passé et que les choses avaient changé dans la colonie établie au Sommet. Elle parla de ce que nous appelons le feu du changement. Certaines forces sont à l’œuvre sur Kosa Saag, affirma l’Irtiman, des forces naturelles qui s’exercent sur les êtres de chair, leur font prendre des formes bizarres, insolites et engendrent des transformations corporelles infiniment plus surprenantes que celles que nous opérons, nous, les habitants des villages des basses terres. Elle confirma ce qui avait fini par nous paraître évident, à savoir que les transformations ayant lieu sur le Mur étaient dues à la nature même de la montagne. La création des Royaumes et de leurs habitants n’était pas le résultat d’une opération magique, pas plus que d’un décret divin ; elle était le fruit du travail de certaines forces physiques. La plus importante, expliqua-t-elle, confirmant ce que nous pensions, était le feu du changement, une sorte de lumière secrète qui émane de la roche elle-même. Mais elle ajouta que cette force n’était que l’un des nombreux facteurs provoquant des transformations physiques sur la montagne. Peut-être était-ce aussi l’air raréfié des hauteurs qui avait permis à la lumière implacable d’Ekmelios de pénétrer dans les reins des colons et d’altérer leur semence. Peut-être était-ce l’eau qu’ils buvaient. Peut-être était-ce quelque chose dans le sol. Toutes ces caractéristiques du Mur provoquèrent à la longue de profonds changements chez les Irtimen qui vivaient au Sommet. Quelle que fût la cause de cette altération, les visiteurs venus des étoiles commencèrent à subir une puissante et terrible transformation.
— Leur cerveau s’est mis à fonctionner au ralenti, dit-elle. Leur corps s’est déformé. Ils ont perdu leur savoir. Ils ont régressé et sont devenus des animaux.
Et elle indiqua les crevasses de la roche où s’étaient réfugiés les sauvages hurlants qui nous avaient bombardés de pierres en nous montrant les dents.
— Oui, murmura Traiben. Naturellement.
Je tournai la tête vers lui. Pétrifié, les yeux arrondis comme des soucoupes et fixés droit devant lui, il semblait à peine respirer.
— Est-ce possible ? lui demandai-je. Les dieux peuvent-ils être devenus ces… ces…
Avec un geste d’agacement, il m’intima l’ordre de me taire et m’indiqua de la tête l’Irtiman à la chevelure dorée qui avait repris la parole.
— Les Pèlerinages se sont poursuivis, dit-elle, même si votre race n’avait plus rien à apprendre de la nôtre. L’ascension de la montagne était devenue une coutume, si profondément enracinée qu’il n’était pas question de l’abolir. Mais ceux qui atteignaient le Sommet – et ils étaient toujours en petit nombre – étaient horrifiés par ce qu’ils voyaient. Une grande partie d’entre eux choisissaient de ne pas regagner leur village des basses terres, car ils refusaient ou redoutaient de révéler la vérité. Ils s’établirent sur les pentes de Kosa Saag : ce fut le commencement des Royaumes du Mur. D’autres rentrèrent chez eux, mais l’expérience qu’ils avaient vécue les avait tellement traumatisés qu’ils se muraient dans le silence ou la folie.
Je fis du regard le tour de mes compagnons. Hendy pleurait ; Thissa, très pâle, avait le regard fixé au loin ; Naxa le Scribe et Ijo le Clerc, assis côte à côte, demeuraient bouche bée, la mâchoire pendante, comme s’ils avaient reçu un coup de gourdin sur la tête. Les autres avaient les yeux écarquillés d’indignation ou d’incrédulité, ils tremblaient ou demeuraient transis d’horreur. Même Kilarion, habituellement impassible, marmonnait entre ses dents, le front plissé, les yeux baissés sur les paumes de ses mains, comme s’il espérait y trouver une sorte de consolation.
Thrance était le seul à ne pas paraître bouleversé par ce qu’il venait d’entendre. Il était affalé sur le sol dans une position confortable, comme si nous étions simplement rassemblés pour écouter un Chanteur ou un Musicien ; et il souriait. Il souriait !
— Il n’y a pas très longtemps que nous nous sommes posés ici, poursuivit l’Irtiman. Nous savions qu’une colonie de Terriens avait été jadis établie sur ce monde et notre mission consiste à passer d’étoile en étoile, à visiter les colonies fondées sur les différentes planètes et à envoyer des rapports à la Terre après avoir découvert si elles existent encore et ce qui a été accompli. Nous avons trouvé les colons et essayé d’entrer en contact avec eux ; mais vous avez vu comment ils sont : violents, ignorants, barbares. Et dangereux, mais, cela, nous ne l’avons pas compris tout de suite.
Elle nous raconta que l’Irtiman que nous avions trouvé en chemin s’était porté volontaire pour descendre aussi bas qu’il le pourrait sur les flancs de la montagne afin de se mêler à la population des Royaumes et de découvrir ce qui s’était passé au Sommet depuis la fondation de la colonie des Irtimen. Les autres étaient restés près de leur vaisseau, dans l’espoir d’établir des relations avec leurs frères brutaux et dégénérés. Mais dès que les Irtimen sauvages du Sommet s’étaient rendu compte que les nouveaux arrivants n’étaient que trois, ils les avaient assiégés d’une manière presque continue, armés de bâtons, de pierres et de lances grossières, les retenant prisonniers à l’intérieur du petit vaisseau afin qu’ils ne puissent se porter au secours de leur compagnon.
— Mais vous avez des armes, objectai-je. Pourquoi ne les avez-vous pas chassés ? Nous n’avons pas eu de difficulté à les repousser alors que nous n’avons que des gourdins.
— Nos armes sont mortelles, répondit-elle en se tournant vers moi. Si nous en avions fait usage, il nous aurait fallu tuer nos propres frères ; et c’est quelque chose que nous avons refusé.
C’était un problème auquel je n’avais jamais réfléchi : quand on ne dispose que d’armes mortelles et non simplement capables d’infliger des blessures, il se peut que les armes en question n’aient aucune utilité. On peut donc être contraint de se terrer dans son vaisseau bien que puissamment armé et face à des assaillants guère plus évolués que des animaux.
Elle poursuivit en expliquant qu’à notre arrivée au Sommet, nous les avions temporairement effrayés – peut-être parce qu’ils nous avaient pris pour l’avant-garde d’une grande armée. Mais, voyant qu’en réalité nous étions si peu nombreux, ils lanceraient bientôt, selon toute vraisemblance, un nouvel assaut.
Elle semblait ne plus rien avoir d’autre à nous dire. Elle nous remercia d’avoir ramené le corps de son compagnon ; puis ils remontèrent tous les trois à bord de leur vaisseau, nous laissant vides et désespérés sur le plateau glacial où nous pouvions chercher en vain les palais de nos dieux.
— Et voilà ! lança Thrance. Maintenant, nous savons ! Les dieux ! Quels dieux ? Il n’y a pas de dieux ici ! Il n’y a que ces monstres ! Et nous sommes des imbéciles !
Et il cracha en l’air.
— Tais-toi, lui dit Kilarion.
Thrance se retourna vers lui et éclata de ce rire râpeux qui évoquait le frottement de deux surfaces métalliques.
— Serais-tu fâché, Kilarion ? poursuivit Thrance. Fâché d’avoir grimpé jusqu’ici pour découvrir que tes dieux ne sont qu’une bande d’animaux répugnants, dégénérés, qui ne valent guère mieux qu’une troupe de singes des rochers ?
— Tais-toi, Thrance ! répéta Kilarion d’un ton plus menaçant.
Je crus qu’ils allaient en venir aux mains. Mais Thrance n’avait pas d’autre intention que de lui envoyer des piques et il n’y avait même pas assez d’honneur en lui pour pousser les sarcasmes jusqu’au bout. Kilarion se leva à moitié et fit mine de se jeter sur lui, mais Thrance lui adressa un sourire apaisant qu’il accompagna d’une courbette, la tête baissée presque jusqu’au sol.
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