— Parce que, maintenant, nous avons la réponse et que cette réponse est qu’il n’y a pas de dieux ici et qu’il n’y en a jamais eu. Ou alors que les dieux vivent encore ici, mais dans une affreuse déchéance, ce qui est encore plus attristant. Dans les deux cas, il n’y a pas d’espoir.
— C’est donc ton opinion ? demandai-je.
Et il me revint en mémoire le rêve qu’elle avait fait d’une mort éternelle, emprisonnée dans une boîte faite exactement aux dimensions de son corps. Hendy avait passé une grande partie de sa vie dans un climat de l’âme sinistre et gelé, très différent de celui qui avait été le mien.
— Pourquoi dis-tu cela ? repris-je. L’espoir ne sera jamais mort, Hendy, aussi longtemps qu’il nous restera un souffle de vie.
— L’espoir de quoi ? L’espoir que Kreshe, Thig et Sandu Sando nous apparaissent contre toute vraisemblance et nous reçoivent dans leur sein ? Que le Pays des Doubles se montre dans le ciel ? Que la vie nous soit douce et paisible ?
— La vie est telle que nous la faisons, répondis-je. Le Pays des Doubles est une belle invention, je présume. Quant à Kreshe, Thig, Sandu Sando et les autres, ils existent probablement, ailleurs, hors de portée de notre vue. Leur présence au Sommet n’était qu’une légende inventée par des gens qui n’avaient aucune idée de la vérité. Pourquoi des dieux capables de construire des mondes vivraient-ils au milieu de ces rochers inhospitaliers quand ils peuvent s’établir n’importe où dans le Ciel ?
— C’est le Premier Grimpeur qui a affirmé qu’ils étaient ici. Le Premier Grimpeur que nous révérons.
— Il a vécu il y a très longtemps. Toutes les histoires finissent par être déformées au fil du temps. Ce qu’il a trouvé au Sommet, ce sont des êtres venus d’un autre monde, détenant un savoir qu’ils ont partagé avec lui. Est-ce de Sa faute si nous avons fait d’eux des dieux ?
— Non, répondit-elle. Je suppose que non. D’une certaine manière, ils étaient des dieux. Du moins, nous pouvons les considérer comme tels. Mais, comme tu l’as dit, cela s’est passé il y a très longtemps. Alors, Poilar, ajouta-t-elle en me lançant un regard scrutateur, qu’allons-nous faire maintenant ?
— Je ne sais pas. Retourner au village, je présume.
— C’est ce que tu as envie de faire ?
— Je n’en suis pas sûr. Et toi ?
Elle secoua la tête. Plus que jamais, elle avait l’apparence d’un spectre et, bien qu’elle fût juste à côté de moi, elle me semblait aussi éloignée que les étoiles et tout aussi inaccessible. J’avais presque l’impression de voir à travers elle.
— Il n’y a pas de place pour moi au village, reprit Hendy. Depuis le jour où j’ai été enlevée, il n’y a jamais eu de place pour moi. Après mon retour, je m’y suis toujours sentie comme une étrangère.
— Tu penses donc t’installer dans l’un des Royaumes ?
— Peut-être. Et toi ?
— Je ne sais pas. Je n’ai plus aucune certitude, Hendy.
— Le Royaume où règne le père de ton père, par exemple ? Tu t’y plaisais bien. Tu pourrais y retourner. Nous pourrions y aller ensemble.
— Peut-être, fis-je avec un haussement d’épaules. Peut-être pas.
— Ou bien un autre, plus bas. Un Royaume que nous n’aurions pas traversé pendant notre ascension. Un endroit agréable, pas trop bizarre. Rien qui nous rappelle le Kavnalla ou le Kvuz.
— Nous pourrions aussi fonder notre propre Royaume, ajoutai-je, plus pour entendre le son de ma voix que pour toute autre raison, car je n’avais toujours pas ébauché le moindre projet. Ce n’est pas la place qui manque sur Kosa Saag pour fonder de nouveaux Royaumes.
— Tu ferais cela ? demanda-t-elle d’une voix où je crus percevoir un espoir avide.
— Je ne sais pas, dis-je. Je ne sais absolument rien, Hendy.
Je me sentais totalement vide. Les révélations de cette journée m’avaient crevé le cœur. Pas étonnant qu’elle eût craint que je ne mette fin à mes jours. Cela, je ne le ferais pas, c’était sûr. Mais pour ce qui était de ce que j’allais faire, je n’en avais vraiment pas la moindre idée.
Traiben alla quand même visiter pendant la nuit le vieux vaisseau délabré, quand il fit assez sombre pour que personne ne remarque sa disparition. J’aurais dû m’y attendre. Kilarion montait la garde dans ce secteur du plateau, mais Traiben réussit à se faufiler et il se fondit dans les ténèbres.
Je n’appris son escapade qu’en pleine nuit, en entendant des voix toutes proches, un cri étouffé, des bruits de bagarre, un gémissement de douleur.
— Vas-tu me lâcher, imbécile ! lança une voix.
C’était celle de Traiben.
J’ouvris un œil. J’étais couché, seul, dans une sorte de demi-sommeil, en bordure de notre bivouac, pitoyablement recroquevillé dans mon sac de couchage pour essayer de résister au froid. Depuis la transformation d’Hendy, nous n’avions jamais dormi ensemble ni accompli les Changements. M’efforçant de tourner aussi rapidement que possible mon attention dans la direction du vacarme, je levai la tête et découvris, à la clarté de la lune, se découpant sur le ciel étoilé, la silhouette de Traiben qui se débattait pour échapper à l’étreinte de quelqu’un de beaucoup plus grand que lui, qui lui avait passé le bras autour du cou et le tenait fermement. Je reconnus Talbol. C’est lui qui était chargé de protéger notre sommeil dans cette partie du bivouac.
— Que se passe-t-il ? lançai-je sans élever la voix. Que faites-vous, tous les deux ?
— Demande-lui de me lâcher, s’écria Traiben d’une voix étranglée.
— Silence ! Tu vas réveiller tout le monde !
Je me levai et m’avançai vers eux, puis je donnai une tape sur le bras de Talbol pour lui faire lâcher prise. Traiben fit quelques pas en arrière et son regard lançait des éclairs.
Talbol avait l’air tout aussi menaçant.
— Il s’est glissé dans le campement en plein milieu de la nuit, sans dire un mot pour se faire reconnaître. Comment voulais-tu que je sache que ce n’était pas un de ces singes venus nous attaquer ?
— Je ressemble à un singe ? demanda Traiben.
— Je préfère ne pas dire à quoi tu… commença Talbol.
D’un geste, je lui intimai de faire silence et l’envoyai rejoindre son poste en bordure du campement. Traiben se massa la gorge. J’étais à la fois furieux et amusé, mais plus furieux qu’amusé.
— Alors ? demandai-je au bout d’un moment.
— J’y suis allé.
— Oui. En transgressant mon interdiction. Je n’en reviens pas, Traiben !
— Il fallait que j’aille voir.
— Oui. Bien sûr. Et alors ?
Au lieu de répondre, il lança quelque chose dans ma direction, un objet sombre, de forme indéterminée, qu’il avait gardé dans la main gauche.
— Tiens, dit-il. Regarde. C’est un objet des dieux. Le vaisseau en est rempli, Poilar !
C’était une plaque de métal rouillé, longue d’à peu près trois doigts et large de quatre. En la levant vers la faible clarté lunaire produite par Tibios, je parvins à distinguer, très difficilement, une sorte d’inscription en caractères qui m’étaient totalement inconnus.
— C’est l’écriture des Irtimen, dit Traiben. J’ai trouvé cette plaque sur le sol du vaisseau, à moitié cachée.
— Sais-tu ce que cela signifie ?
— Comment veux-tu que je le sache ? Je ne connais pas l’écriture des Irtimen. Mais, tu sais, Poilar, il y a là-bas un véritable trésor d’objets sacrés. Tout est cassé, rouillé et inutilisable, bien entendu, mais on comprend au premier coup d’œil qu’ils sont très anciens. Les premiers Irtimen ont dû se servir de ces objets ! Ceux que nous adorons sous les noms de Kreshe, de Thig et…
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