Je demeurai pétrifié, cloué sur place, incapable de faire un geste. Un silence de mort s’abattit sur le Sommet, seulement troublé par le sifflement du vent dans mes oreilles.
Puis je me dressai d’un bond et m’élançai au pas de course.
Thrance fuyait devant moi comme un faucon dans le ciel ; mais je le suivais avec la vitesse de l’éclair. Je courus sur le plateau, contournai le rocher au pied duquel gisait le corps de Thissa, passai devant le vaisseau fuselé des trois Irtimen. Thrance se dirigeait vers l’autre engin dont la carcasse rouillée s’élevait à l’autre bout du plateau. Je crus distinguer des silhouettes hirsutes à proximité, des ombres fuyantes se mouvant dans la pénombre, celles des « dieux » déchus du Sommet. Était-ce vers eux qu’il se dirigeait ? Quelle sinistre alliance avaient-ils élaborée ensemble à la faveur de la nuit ?
Je perçus un terrible rugissement tout près de moi. Il me fallut quelques instants pour comprendre qu’il provenait de ma propre gorge.
Thrance avait presque atteint les vestiges du vaisseau en ruine et les « dieux » semblaient bien disposés envers lui. L’idée me traversa l’esprit qu’il avait dû aller les voir dans le courant de la nuit et qu’il avait projeté de les conduire jusqu’à nous pour nous massacrer dans notre sommeil.
Mais la distance se réduisait rapidement entre nous ; aussi rapide que fût Thrance, la fureur du Vengeur emplissait mon âme et mes pieds prenaient à peine le temps de toucher le sol. Thrance obliqua brusquement sur la gauche au moment où il approchait du vaisseau dont il fit le tour sans ralentir son allure. Je le suivis et découvris plusieurs « dieux » rassemblés près de quelques tas de brindilles et de pierres peintes, autour de ce qui devait être l’autel élevé par les Irtimen dégénérés. Thrance fonça droit sur le petit groupe, écartant les dieux sans ménagement au passage, puis il s’engagea aussitôt sur un amas de pierres formant une sorte d’escalier.
Ce fut une grosse erreur de sa part, car il n’y avait rien d’autre que le précipice de l’autre côté de ce tas de rochers. Il s’était pris au piège tout seul.
Nous escaladâmes les rochers jusqu’en haut d’où il lui fut certainement possible de constater qu’il n’y avait plus à ses pieds que la couche de brouillard et qu’il était au bord du vide. Il s’arrêta ; il se retourna ; il regarda dans ma direction, attendant que je vienne à lui.
— Thrance ! grondai-je. Thrance, tu es une ordure !
Il me sourit.
Jusqu’à la fin, rien n’importa pour lui. Si, peut-être une seule chose : peut-être nous avait-il accompagnés jusque-là, parce qu’il voulait que la mort le prenne en ce lieu éminemment sacré. Soit, je réaliserai son souhait. D’un bond, je fus à sa hauteur mais il était prêt, les jambes bien plantées, arc-bouté sur la roche, comme le lutteur qu’il avait été, et j’entendis son ricanement. Puis ses bras se refermèrent en une étreinte dont un seul pouvait sortir vivant.
Il était fort. Il l’avait toujours été ; et je sentais sa puissance, celle du Thrance d’avant, encore présente dans ce corps hideusement déformé, le Thrance qui excellait dans tous les jeux, celui qui lançait le javelot plus loin qu’on ne l’avait jamais fait de mémoire d’homme, celui qui franchissait les haies hautes comme s’il avait des ailes. Et, l’espace d’un instant, je redevins le garçon aux yeux écarquillés qui suivait avec une admiration sans borne les prouesses du héros de ces jeux. Cet afflux de souvenirs me fit perdre de ma force ; et Thrance réussit à me faire pivoter et à me retourner de telle sorte que je me retrouvai face au vide, le visage dirigé vers le précipice, et je vis sous moi le brouillard blanc miroiter au clair de lune. J’eus presque l’impression de pouvoir discerner à travers le brouillard les crevasses et les flèches des pentes lointaines. Toujours souriant, Thrance continua d’incliner mon corps vers l’arrière… vers l’arrière…
Mais j’avais encore devant les yeux l’image de Thrance abattant son gourdin sur le corps frêle et délicat de Thissa ; et je puisai de nouvelles forces dans le souvenir de ce crime. Je pris plus solidement appui sur mes jambes, coinçant mon bon pied dans une fissure de la roche et appuyant l’autre contre une saillie, juste derrière moi, de sorte que Thrance ne parvenait plus à me pousser vers l’abîme. Nous restâmes un moment dans cette position, nous étreignant farouchement, incapables de faire bouger l’autre.
Puis je commençai à prendre l’avantage.
Je le fis pivoter et laissai glisser mes deux bras autour de ses hanches pour le soulever, de manière que sa jambe normale décolle du sol et que seule l’autre, grotesquement étirée et déformée, reste en contact avec la roche. Tandis que je resserrais ma prise, il baissa les yeux vers moi, les lèvres toujours fendues d’un sourire, comme pour me mettre au défi d’accomplir l’irréparable. Changeant de prise pour passer les bras autour de sa poitrine, je le soulevai un peu plus.
Mais il avait toujours le point d’appui de sa jambe plus longue, fichée dans un creux de la roche. Je lançai mon pied contre elle en y mettant toute la force qui me restait et je parvins à la dégager. Puis, pivotant sur ma jambe torse, je le précipitai dans le vide du haut de la montagne. Un seul son sortit de sa gorge tandis que je le soulevais avant de le projeter au loin, mais je ne saurais dire si c’était un éclat de rire ou bien un cri de rage ou de terreur. Il sembla rester suspendu en l’air pendant un instant et j’eus l’impression qu’il avait l’air plus amusé qu’effrayé, puis je le vis commencer à tomber. Il plongea, s’enfonçant comme une pierre dans le brouillard. Son corps semblait émettre une sorte d’éclat qui me permit de suivre la première partie de sa chute ; je le vis frapper ici et là la paroi rocheuse, au moins deux ou trois fois, et rebondir. Puis les couches de brouillard se refermèrent sur lui et il disparut pour de bon dans les profondeurs brumeuses. Je l’imaginai tombant toute la journée, de l’aube jusqu’à midi, puis au soir, dévalant toute la hauteur du Mur, s’enflammant dans sa chute, jusqu’à ce que la dernière cendre vienne se poser au pied de la montagne, à la borne de Roshten, aux portes de notre village. Accroupi tout au faîte du Mur, je regardai par-dessus le bord comme si je pouvais suivre l’interminable chute de Thrance jusqu’au pied de Kosa Saag.
Quand je me relevai enfin, je regardai autour de moi, hors d’haleine, hébété, stupéfait par ce que je venais de faire.
Trois ou quatre des maladroites créatures bestiales que je continuais malgré tout d’appeler des « dieux » étaient visibles à une faible distance, dans les premières lueurs du jour. Elles avançaient lentement vers moi, mais il m’était impossible de savoir dans quel dessein, si c’était parce qu’elles me voulaient du mal ou simplement pour mieux voir quel genre d’être j’étais. Et, en les regardant approcher, eux que j’avais espéré être mes dieux, je compris que je venais de profaner le lieu le plus sacré de tous, que j’avais commis un meurtre au Sommet même. Peu importait que Thrance eût mérité la mort pour son crime contre Thissa : il ne m’appartenait pas de la lui infliger.
En prenant conscience de cela, je sentis un voile de confusion et d’hébétude obscurcir mon esprit et, pendant quelques instants, j’oubliai totalement qui j’étais et ce que je faisais là. Je savais seulement que je m’étais rendu coupable du plus monstrueux des crimes et que je devais être châtié ; et les dieux venaient à moi pour me faire expier ma faute et subir un juste châtiment.
Je les attendis avec joie. Je me préparai à m’agenouiller devant eux. Oui, malgré tout ce que j’avais appris sur eux, je me jetterais à leurs genoux.
Читать дальше