— Nous sommes entrés dans une sorte de grotte, poursuivit-elle. Je crois qu’elle devait s’ouvrir à la base du Mur. Tout était très sombre, mais, dès notre entrée, j’ai vu une lumière étrange, une vive lueur verte qui semblait provenir des entrailles de la terre. Il y avait d’abord une sorte de vestibule, puis une ouverture dans le sol de la grotte qui était l’orifice d’un long passage descendant en pente raide et formant un puits profond. La lumière provenait du fond de ce puits. Les Fondus nous poussèrent jusqu’au bord. Ils répétaient : « C’est la Source. C’est la Source. » Ils parlent la langue ancienne, le Gotarza, que tous les Scribes ont un peu étudiée.
— Oui, oui, fis-je. Je sais.
— Je ne pourrais dire ce qu’il y a au fond de ce puits. Quelque chose d’éclatant, quelque chose de chaud. En tout cas, c’est là que les Fondus entrent en fusion.
Min leva la main vers sa joue transformée, peut-être sans s’en rendre compte. Un long frisson la parcourut et il lui fallut quelques instants avant d’être en mesure de poursuivre.
— Ils voulaient nous transformer, dit-elle enfin. Et nous renvoyer vers vous, un peu comme des ambassadeurs, afin de vous montrer à quel point il est merveilleux d’être fondu. Ils nous ont poussées en avant… vers le bord de la Fosse…
— Kreshe ! murmura quelqu’un.
Et tout le monde s’empressa de faire les signes sacrés qui conjurent les esprits malfaisants.
— J’ai senti la chaleur, reprit Min. Juste sur ce côté, celui qu’ils avaient tourné vers la Fosse. J’ai compris que je commençais à changer, mais ce n’était pas un changement comme ceux auxquels j’étais habituée. J’ai entendu Stum jurer et se débattre près de moi, mais je ne la voyais pas, car ils nous avaient placées dos à dos. Elle était plus proche que moi de la Source. Ils chantaient, psalmodiaient et dansaient comme des sauvages. Comme des animaux.
La voix lui manqua. Elle ferma les yeux et prit plusieurs lentes et profondes inspirations. Jekka la prit par les poignets pour la calmer.
— J’ai donné un coup de pied à quelqu’un, très fort, poursuivit Min. Son corps était mou, mon pied s’est enfoncé comme dans de la gelée et j’ai entendu un cri de douleur atroce. J’ai donné d’autres coups de pied et réussi à dégager une de mes mains. J’ai enfoncé un doigt dans un œil, mon autre main s’est libérée et il y a eu une confusion indescriptible. Stum et moi sommes parvenues à nous échapper. Ils se sont lancés à notre poursuite. Je courais trop vite pour eux, mais ils ont rattrapé Stum. J’ai réussi à atteindre l’entrée de la grotte, mais, quand je me suis retournée, j’ai vu qu’elle était encore au fond, pas très loin du bord de la Fosse, et qu’elle se battait avec une demi-douzaine de Fondus. Elle me criait de m’enfuir, de sauver ma vie. J’ai fait quelques pas dans sa direction, mais je les ai vus grouiller autour d’elle et j’ai compris qu’elle n’avait aucune chance – je ne la voyais même plus, tellement ils étaient nombreux. C’était comme une armée d’insectes qui s’entassaient sur elle, qui la poussaient et la traînaient vers le bord de la Fosse…
— Kreshe ! murmurai-je en faisant derechef les signes sacrés.
— Je savais qu’il était inutile d’essayer de la délivrer. Je ne pouvais absolument rien faire pour elle et, si je retournais dans la grotte, je ne pouvais que retomber entre leurs mains. Alors, j’ai fait demi-tour et j’ai pris mes jambes à mon cou. Ils n’ont pas essayé de m’arrêter. Je suis sortie de la grotte – il faisait encore nuit – et j’ai essayé de retrouver le chemin du campement. J’ai dû tourner en rond pendant très longtemps, mais le soleil a fini par se lever et j’ai vu quelle direction je devais prendre. Il y avait des Fondus partout, mais, quand ils me voyaient, ils se contentaient de me saluer d’un signe de tête et me laissaient aller, comme si j’étais une des leurs.
Une lueur de terreur brilla fugitivement dans le regard de Min. Elle porta de nouveau la main à sa joue en pressant violemment avec les doigts, comme si la chair avait été dure comme du bois.
— Je ne suis pas une des leurs, n’est-ce pas ? Est-ce que je suis très laide ? Est-ce que ma vue vous soulève le cœur ? Dites-le-moi… Poilar… Jekka…
— Un des côtés de ton visage a un aspect un peu différent, répondis-je avec douceur. Mais ce n’est pas si grave. Il ne sera pas difficile d’arranger ça… n’est-ce pas, Jekka ?
— Oui, fit-il, je pense qu’il sera possible de réaliser une inversion totale du Changement, répondit-il du ton pontifiant qu’il arrive aux Guérisseurs d’employer.
Mais j’eus le sentiment que sa voix manquait singulièrement de confiance.
Nous décidâmes d’aller dans cette grotte pour voir ce qu’était devenue Stum. À la lumière éclatante du soleil de midi, Thissa jeta un charme de vent et d’eau qui la transporta dans un autre monde, et, quand elle sortit enfin de sa transe, elle indiqua une direction légèrement à l’ouest et au nord.
— Voici le chemin que nous devons suivre, déclara-t-elle.
Stum serait-elle encore vivante quand nous la trouverions ?
Thissa ne put nous apporter la réponse. Mais très peu d’entre nous le pensaient et, pour ma part, j’espérais que non. Ce puits ardent et éclatant que Min avait appelé la Source devait l’avoir transformée en quelque chose ne ressemblant que de très loin à la bonne et robuste Stum des Charpentiers que nous avions connue. Il était de loin préférable qu’elle eût péri de la main des Fondus ou trouvé un moyen de mettre fin à ses jours. Mais s’il y avait la moindre possibilité qu’elle soit encore en vie, ce serait un péché de l’abandonner, quelles que soient les altérations qu’elle avait subies. Et, même si elle était morte, l’honneur nous imposait d’essayer de récupérer son corps pour lui donner une sépulture décente.
C’est ainsi que nous nous mîmes en route vers la grotte de la Source, en suivant la direction indiquée par Thissa.
Malgré mes craintes, les Fondus ne nous opposèrent aucune résistance. Notre décision audacieuse de foncer droit sur eux sembla les prendre de court, comme cela avait été le cas la veille, de l’autre côté de la rivière. Cette fois encore, ils battirent en retraite comme des esprits impalpables, nous lançant des regards suspicieux ou haineux, mais reculant à chaque pas que nous faisions vers eux. Kath et quelques autres émirent l’hypothèse que nous donnions dans un piège. Ils affirmaient que c’était trop facile. Et, bien entendu, Muurmut exprima lui aussi des doutes. Mais je ne tins aucun compte de leurs réserves. Il y a des moments dans la vie où il faut savoir aller droit devant soi.
Le sol était devenu dur et sec, gris et pauvre, formant une croûte friable, désagréable sous le pied. La pente du chemin était sensible ; comme je l’ai déjà dit, après toutes ces semaines de marche en terrain plat, nous avions enfin atteint l’extrémité du plateau et le niveau suivant du Mur, une paroi verticale, qui n’avait été au début qu’une lueur rosée à l’horizon, était maintenant si proche que nous avions l’impression qu’il suffirait d’étendre le bras pour le toucher. Il se dressait au-dessus de nous dans le ciel, s’élevant à une hauteur vertigineuse et décourageante, et ses cimes se perdaient dans les nuages. Mais nous ne pouvions nous permettre de penser à cela dans notre situation.
— Là, dit Thissa en tendant le bras. C’est là que nous allons.
Min qui, malgré sa fatigue, avait insisté pour ouvrir la marche de notre petite colonne hocha vigoureusement la tête.
— C’est bien la grotte dans laquelle ils nous ont emmenées. J’en suis sûre.
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