— Là, annonça-t-elle. Juste là, près des deux cours d’eau.
— Quel genre de présences ? demandai-je. Dangereuses ?
— Je n’en sais rien. C’est possible.
— Il vaudrait mieux contourner cet endroit, fit Jaif. Nous avons intérêt à éviter ceux qui vivent ici.
Mais il était trop tard. Notre arrivée n’était pas passée inaperçue. Nous venions de pénétrer à notre insu dans le premier des Royaumes du Mur et ses habitants savaient déjà que nous traversions leur territoire. Ils n’allaient pas tarder à nous en faire subir les conséquences.
Cette nuit-là, le ciel se peupla de démons volants, des créatures qu’aucun de nous n’avait jamais vues. Gazin le Jongleur affirma qu’il s’agissait de génies du vent, que j’avais toujours considérés comme des êtres mythiques et légendaires. Mais le Mur est un lieu où mythes et légendes deviennent réalité. Et pourtant, je sais que Gazin se trompait. Ce n’étaient pas des génies, mais des démons.
Nous avions installé notre campement dans une cuvette venteuse entourée d’horribles buissons hérissés d’épines rouges qui émettaient une sinistre lueur phosphorescente. L’endroit était lugubre et affreux, mais il y avait une source fraîche et limpide au centre de la cuvette, et nous n’avions pas d’autre solution que de bivouaquer à proximité de l’eau.
Nous vîmes pendant une partie de la soirée de grands oiseaux décrire des cercles au-dessus de notre campement, des formes noires aux contours indécis évoluant lentement sur le fond sombre du ciel. En tout cas, nous les prîmes pour des oiseaux. Mais quand des lunes commencèrent à apparaître au-dessus de l’horizon, d’abord la brillante Sentibos, suivie de près par la petite Malibos, leur clarté froide et vive nous permit de découvrir que les créatures volantes n’étaient pas des oiseaux, mais une autre sorte d’êtres ailés.
Leur corps ne différait guère du nôtre, mais il était beaucoup plus frêle et plus petit, comme celui d’un enfant, tendre et flasque, avec des bras fluets et des jambes rabougries. Ces êtres eussent paru chétifs et pitoyables s’ils avaient été obligés de vivre au niveau du sol. Mais leur petit corps triste était suspendu à d’énormes ailes velues d’une envergure considérable et d’une grande puissance qui leur permettaient de se mouvoir infatigablement en une manière de lent vol plané. C’est à ce moment-là que Gazin le Jongleur nous dit que ces êtres étaient des génies du vent et, comme la danse du génie du vent est l’apanage de la Maison des Jongleurs, nous pouvions raisonnablement supposer qu’il savait à quoi ils devaient ressembler.
Et pourtant, Gazin se trompait. Il essayait simplement de se donner de l’importance, comme les Jongleurs aiment à le faire, mais il n’avait jamais vu un génie du vent, ces êtres qui n’avaient existé que dans des temps reculés. Les génies du vent des vieilles légendes étaient toujours présentés comme des êtres surnaturels, délicats comme des elfes, ce qui n’était vraiment pas le cas. Malgré la petitesse de leur corps, ils étaient poilus comme des animaux, couverts d’une épaisse et répugnante fourrure gris-bleu qui leur donnait un aspect ignoble et maléfique. Le lent mouvement de leurs grandes ailes était sinistre et menaçant. Quand ils fondaient sur nous en passant assez près pour qu’il nous soit possible de distinguer leur tête, nous voyions qu’ils étaient d’une incroyable laideur, avec un nez noir et écrasé, des narines béantes, des yeux verts et ardents, et de longues oreilles terminées par d’épaisses touffes de poils. Ils avaient quatre grandes dents jaunes, deux au-dessus et deux au-dessous, qui saillaient loin au-delà des lèvres et se croisaient comme des poignards incurvés. Les mains rachitiques se terminaient par des griffes acérées. Pouvait-il exister des êtres plus laids, évoquant aussi peu des génies ?
Ils tournèrent au-dessus de nos têtes pendant des heures, jusqu’au milieu de la nuit, sans jamais essayer de se poser. L’un d’eux passa si près de moi que j’aurais pu le toucher ; je perçus l’odeur âcre de ses ailes et l’entendis émettre un sifflement, un son grave et menaçant.
En tournoyant au-dessus de nous, ces génies du vent ou ces démons, je ne sais comment les appeler, lançaient des cris dans notre direction, des sons âpres et rauques. J’eus l’impression, au bout d’un certain temps, que le rythme de leurs cris ressemblait à une sorte de langage, qu’ils nous disaient quelque chose – ou plutôt qu’ils le criaient – en employant des mots, de vrais mots, mais dans un langage inintelligible. On eût dit un langage comme on en entend dans les rêves, mais, alors que l’on peut parfois comprendre les langages inconnus des rêves, il m’était impossible de donner un sens à la moindre syllabe de ce que ces êtres d’une laideur monstrueuse essayaient de nous dire. Mais leur voix avait des sonorités malveillantes. On eût dit des incantations. Ou, pis encore, des imprécations.
Je vis Thissa recroquevillée contre un rocher, secouée de sanglots. De temps en temps, quand un des génies passait trop près d’elle, elle faisait un signe de Sorcier. Naxa s’avança vers elle et glissa le bras autour de sa taille, comme pour la réconforter. Je l’entendis parler doucement à Thissa qui hocha la tête, puis il se redressa et cria quelque chose aux monstres ailés. Mais je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il pouvait leur dire.
Il fut impossible à la plupart d’entre nous de trouver le sommeil cette nuit-là, et nous restâmes assis autour du feu, le gourdin à la main, prêts à nous défendre, en cas de nécessité. Mais il n’en fut pas besoin et, aux premières lueurs du jour, les démons s’évanouirent comme si la lumière leur faisait peur.
Nous marchâmes toute la journée à une allure beaucoup plus rapide que d’ordinaire, comme si nous avions puisé une énergie nouvelle dans cette nuit sans sommeil. Mais je pense qu’en réalité il fallait voir dans ce rythme déraisonnable la marque de notre fatigue, à moins que nous n’ayons simplement cherché à nous éloigner autant que possible du pays des démons volants. Si c’est ce que nous espérions, notre espoir fut déçu, car ils recommencèrent à tournoyer au-dessus de nous dès la tombée de la nuit, décrivant d’interminables cercles dans le ciel et lançant leurs cris semblables à des imprécations.
J’entendis de nouveau Naxa crier quelque chose dans leur direction et il semblait parler d’une voix éraillée dans leur propre langage. Je me dirigeai vers lui pour lui poser la question.
— Comprends-tu leur langage ?
C’était la première fois que nous étions face à face depuis que je l’avais autorisé à nous rejoindre. Il me lança un regard craintif, comme s’il redoutait un coup de gourdin. Puis il tourna nerveusement la tête vers Thissa, peut-être pour s’assurer qu’il pourrait l’appeler à la rescousse si je faisais mine de foncer sur lui. Mais Thissa regardait dans le vague, plongée dans quelque monde mystérieux, et murmurait entre ses dents.
— Le comprends-tu ? insistai-je.
Il s’humecta les lèvres avant de répondre.
— Un peu, fit-il en fixant les yeux sur le sol, l’air terrifié.
— Alors, quel langage parlent-ils ?
— Le Gotarza. C’est un langage très ancien, qui était parlé dans notre région, il y a très, très longtemps. Je l’ai étudié dans ma jeunesse. Nous autres, Scribes, ne laissons pas ce genre de choses tomber dans l’oubli. Si j’ai bien compris, reprit Naxa après un moment d’hésitation, ils disent : Venez vous fondre, venez vous fondre. Ou peut-être : Vous allez vous fondre. Je ne sais pas très bien. Mes connaissances en Gotarza sont très imprécises.
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