Robert Silverberg - Les royaumes du Mur

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Le Mur est une montagne. Géante, redoutable, empilement de ravins, de falaises, de précipices, elle perce les basses couches de l’atmosphère et pointe sa cime vers l’espace.
Le sommet du Mur est presque inaccessible. Pourtant, chaque année, depuis le village de Jospodar situé au pied de la montagne, quarante jeunes hommes et femmes parmi les meilleurs entrepren­nent de le conquérir. Car là-haut, d’après les légendes et de rares témoignages contradictoires, vivent les dieux détenteurs de la sagesse.
Malheureusement, l’épreuve est telle que presque personne n’est revenu pour transmettre cette sagesse, et ceux qui sont redescen­dus avaient perdu la raison.
Poilar Bancroche, qui a rêvé toute sa courte vie de parler avec les dieux, a été choisi pour commander les quarante. Il lui reste à affron­ter les royaumes du Mur comme autant de remparts protégeant le sommet, et à découvrir, peut-être, le secret terrible et poignant des dieux descendus du vide.

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— Tu penses au village, dit-il.

— Non. Je ne pense jamais au village.

— Si, au village. À notre Maison. À Turimel des Glorieux. Tu es étendu sur un lit avec Turimel, dans notre Maison, et vous accomplissez ensemble les Changements.

— En ce moment, Turimel est heureuse aux côtés de Jecopon le Chanteur avec qui elle s’est engagée, il y a cinq années. Je ne pense jamais à Turimel.

Je détournai la tête, incapable de soutenir son regard farouche.

— Pourquoi me harcèles-tu comme ça, Traiben ?

Il me prit par le menton et me força à tourner la tête vers lui.

— Regarde-moi !

— Traiben…

— Tu as envie de rentrer, Poilar ? C’est bien cela ?

— Ce plateau me rend malade.

— Oui, il nous rend tous malades. As-tu envie de rentrer ?

— Non. Bien sûr que non. Qu’est-ce que tu racontes ?

— Nous avons fait un serment, toi et moi, quand nous avions douze ans.

— Oui, je sais, fis-je d’une voix très faible.

Comment aurais-je pu l’oublier ?

— Nous grimperons jusqu’au Sommet, commençai-je en parodiant notre promesse, nous rencontrerons les dieux, nous contemplerons toutes les merveilles et apprendrons tous les mystères. Puis nous regagnerons le village. Voilà le serment que nous avons fait.

— Oui, dit Traiben en continuant de me fixer d’un regard implacable, comme si j’étais l’ennemi juré de sa Maison, et, en ce qui me concerne, j’ai l’intention de tenir parole.

— Moi aussi.

— Vraiment, Poilar ? Vraiment ?

Il me prit par les épaules et me secoua si fort que je crus que j’allais changer de forme.

Je le laissai me secouer. Sans rien dire, sans rien faire.

— Poilar, Poilar, Poilar, qu’est-ce qui ne va pas ce soir ? Dis-moi ! Dis-le-moi !

— Le plateau. Le clair de lune. Les distances.

— Voilà pourquoi tu as envie de rebrousser chemin. Muurmut ne se sentira pas de joie quand il découvrira que Poilar, le grand chef Poilar, est complètement abattu ! Le Sommet ne signifie donc plus rien pour toi ? Ni les dieux ? Ni notre serment ? La seule chose que tu désires, c’est abdiquer et rentrer ?

— Mais non, répondis-je sans conviction. Non, pas du tout.

— Je sais que je suis dans le vrai, reprit-il en secouant la tête, mais tu ne l’avoueras pas, même à moi.

— Serais-tu devenu un Sorcier, Traiben, pour lire aussi facilement dans ma pensée ?

— J’ai toujours lu jusqu’au fond de ta pensée, Poilar. Inutile de feindre avec moi. Tu as envie de rentrer. Vas-y, dis-moi que ce n’est pas vrai !

Ss yeux lançaient des éclairs. À mon grand étonnement, je compris qu’il me faisait peur, pour la première fois.

J’étais incapable de répondre.

— Eh bien, reprit-il après un long silence, d’une voix froide et calme, j’ai une seule chose à te dire, Poilar : quoi que tu fasses, j’ai l’intention d’être fidèle à ma parole. Même si je dois être le seul à vouloir continuer, je continuerai. Oui, je continuerai. Et quand tu regagneras le village, dans un ou deux ans, ou bien dans trois ou quatre, et qu’on te demandera où est Traiben, tu pourras dire qu’il est parti vers le Sommet, qu’il s’y trouve à présent et qu’il parle philosophie avec les dieux.

Il recula et tendit la main, les doigts écartés formant le signe d’adieu.

— Tu me manqueras, Poilar. Je n’aurai jamais un autre ami comme toi.

Furieux, je tapai sur son poignet pour lui faire baisser le bras.

J’avais le sentiment qu’il me traitait avec condescendance, et c’était quelque chose que je ne pouvais supporter de sa part.

— Ce sont des bêtises, Traiben. Tu sais très bien que je serai à tes côtés quand tu atteindras le Sommet.

J’avais lancé ces mots d’une voix brusque, en voulant y mettre toute la conviction dont j’étais capable. Mais la conviction en était absente et Traiben le savait aussi bien que moi.

— En es-tu sûr, Poilar ? demanda-t-il. En es-tu vraiment sûr ?

Là-dessus, il s’éloigna et me laissa, sans que je sache si je me mentais à moi-même.

Je demeurai seul, désorienté, pendant encore au moins une heure, puis, quand tous les autres, sauf ceux qui étaient de garde, furent couchés, je regagnai le campement et me glissai dans mon sac de couchage. Je fis de nouveau cette nuit-là le rêve de l’étoile, celui que je faisais depuis mon enfance, mais jamais il n’avait eu une telle intensité, même la première fois, la nuit où le village tout entier l’avait partagé avec moi. Je me tenais seul sur la cime dentelée d’une montagne noire battue par des vents glacés. Tout baignait autour de moi dans la lumière divine, la lumière démoniaque, la lumière qui provient de la fin des temps et rayonne vers les commencements. Les genoux ployés, je me baissai pour bondir et pris mon essor vers le Ciel, le pays radieux où les dieux ont leur demeure. Et les étoiles, vivantes, vibrantes et plus ardentes qu’aucun feu ne le sera jamais, s’ouvrirent à moi, m’étreignirent, me prirent parmi elles, et je sentis des flots de sagesse divine s’engouffrer dans mon âme.

Tous mes doutes furent consumés en un instant par le feu des étoiles. Je me sentis de nouveau transporté par l’extase du Pèlerinage et, quand je me réveillai, après ce qui me sembla un moment très court, le jour était levé et la lumière radieuse des deux soleils, le blanc et l’écarlate, donnait sur les pentes lointaines du Mur. Je l’aurais escaladé d’un bond s’il avait été plus proche. Je savais que plus jamais ma foi ne vacillerait. Et il en fut ainsi, sauf pendant un court moment, juste avant la fin du Pèlerinage. Je lus ce matin-là dans les yeux des autres que tous ceux qui m’entouraient avaient encore partagé mon rêve, y compris Muurmut qui me détestait et aurait volontiers pris ma place. Ils me regardèrent comme si je n’étais pas un mortel, mais quelqu’un qui avait sa place au milieu des dieux du Ciel.

Cela ne suffit pourtant pas à couper court à la grogne. Quand nous reprîmes la route quelques heures plus tard, je me trouvai au milieu d’un groupe composé de Galli, Gazin, Ghibbilau des Cultivateurs et Naxa le Scribe. Nous n’avions pas fait cent pas quand Naxa se lança dans le même discours que la veille au soir et reprit ses jérémiades sur le Mur qui, au lieu de se rapprocher, semblait s’éloigner à mesure que nous avancions.

— Cela me rappelle, poursuivit-il, l’histoire de Kesper le Clerc qui avait provoqué le courroux des dieux en déclarant qu’il était résolu à devenir aussi sage qu’eux. Les dieux décrétèrent donc que, pour chaque livre que lirait Kesper, il en oublierait deux autres. Je pense que c’est pareil pour nous : pour chaque pas que nous faisons, la montagne recule de deux pas et…

Sans réfléchir, je me tournai vers lui et l’envoyai d’un coup de poing rouler dans la poussière.

Il demeura accroupi, tremblant, abasourdi, levant vers moi des yeux d’animal blessé.

Je tendis le bras derrière lui, en direction de la grande vallée.

— Vas-y, lui dis-je. Tout de suite. C’est par là.

— Poilar ?

— Nous n’avons que faire des pleurnicheurs et des râleurs de ton espèce, dis-je en le poussant du bout de mon gourdin. Ils ne peuvent rien nous apporter. Hors de ma vue, Naxa ! Va-t’en tout de suite ! Redescends le Mur et retourne au village. La descente devrait être plus facile pour toi que ne l’a été la montée.

Il me regardait, les yeux écarquillés.

— Va-t’en ! fis-je en levant mon gourdin. Allez !

— Mais je vais mourir, Poilar. Je vais me perdre et mourir en chemin. Tu le sais bien. Tu m’envoies délibérément à la mort.

— D’autres avant toi ont déjà trouvé seuls le chemin du retour. Et tu le trouveras aussi. Tu seras content de retrouver le confort du village. Tu vivras dans la rotonde avec les autres Revenants. Tu pourras te promener à loisir dans les rues, faire tout ce dont tu as envie, avoir une conduite aussi scandaleuse que tu le désires, et personne n’osera élever la voix contre toi. Y a-t-il quelqu’un d’autre qui veuille repartir avec Naxa ? poursuivis-je en faisant du regard le tour de notre groupe. Il dit qu’il a peur d’effectuer seul la descente du Mur. Quelqu’un veut-il l’accompagner ?

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