Au bout d’un moment, je me relevai. Nous nous étions hissés sur un vaste plateau, si profond et si large que je crus tout d’abord que nous avions atteint le Sommet, le faîte de Kosa Saag, car tout semblait plat dans toutes les directions. Puis mon regard se porta vers les lointains et je vis que je m’étais grossièrement trompé ; je discernais maintenant, si loin au sud-ouest qu’il était presque à la limite de ma vision, l’étage suivant du Mur qui se dressait très haut au-dessus du plateau.
Le spectacle était saisissant. Ce qui s’offrait à mes yeux était une masse brillante de pierre d’un rouge pâle dont la base était noyée dans les volutes des brumes matinales et dont le sommet disparaissait dans une épaisse couche de nuages. Elle s’élevait vers l’infini en formant une série de degrés qui allaient en se rétrécissant. On eût dit plusieurs montagnes posées les unes sur les autres. Je compris que ce que nous appelions le Mur n’était pas une montagne, mais une chaîne de montagnes, gigantesque à la base et diminuant progressivement de largeur à mesure que l’on s’élevait. Pas étonnant que nous ne puissions apercevoir depuis notre vallée les régions les plus hautes du Mur : elles étaient masquées à notre vue par la forteresse naturelle formée par les premiers contreforts. Il me paraissait de plus en plus évident que nous n’en étions encore qu’au début de l’ascension. En atteignant ce plateau, nous avions simplement achevé la première partie de la première étape. Nous avions seulement traversé la première couronne des contreforts de l’ensemble colossal formant Kosa Saag. Je sentis le découragement me gagner en prenant conscience que tout le chemin parcouru depuis notre départ n’était en fait qu’un prélude. Devant nous se dressait encore ce gigantesque escalier rose qui semblait nous narguer et se découpait sur un ciel violet, sombre et menaçant.
Je détournai les yeux. Nous affronterions le moment venu cette masse terrifiante. À chaque jour suffit sa peine, a dit le Premier Grimpeur. Et Il était dans le vrai, comme Il l’est en toutes matières.
— Alors ? demanda Kilarion. Crois-tu que les autres parviendront à grimper jusqu’ici ?
Je jetai un coup d’œil par-dessus le bord de la paroi rocheuse que nous venions d’escalader. La piste longeant le pied de l’à-pic était incroyablement loin et, à cette distance, elle paraissait ténue comme un fil. J’avais du mal à croire que nous avions réussi, Kilarion et moi, à nous hisser au sommet de cette muraille de pierre inhospitalière. Mais nous l’avions fait. Oui, nous l’avions fait. Et, à part deux ou trois passages difficiles, l’ascension avait été simple et régulière ; c’est du moins ce qu’il me semblait après coup. Je me dis que cela aurait pu être pire. Oui, bien pire.
— Bien sûr, dis-je. Il n’y en a pas un seul qui soit incapable d’y parvenir.
— Parfait ! s’écria Kilarion avec un grand sourire, en me tapant dans le dos. Maintenant, nous allons redescendre pour le leur dire. D’accord ? À moins que tu ne préfères attendre ici et que je redescende pour le leur dire. Alors ?
— C’est toi qui attends ici, si tu veux, répondis-je. Il faut que je le leur annonce moi-même.
— Dans ce cas, nous redescendons tous les deux.
— D’accord. Nous redescendons tous les deux.
Nous redescendîmes avec une intrépidité frisant la témérité, nous aidant de nos cordes pour passer rapidement de ressaut en ressaut, prenant à peine le temps d’assurer nos prises avant de repartir. C’était l’effet de l’air de la montagne, auquel s’ajoutait la griserie que l’on éprouve en sachant que l’on a dominé sa peur et atteint son but. Je suppose que cette exubérance aurait pu nous faire dévisser de la paroi rocheuse et basculer dans l’abîme qui s’ouvrait sous l’épaulement de la piste. Mais il n’en fut rien. Il ne nous fallut pas longtemps pour arriver au pied de l’obstacle et reprendre en courant le chemin du campement pour annoncer aux autres que nous avions réussi.
— Il est impossible de passer par là, objecta aussitôt Muurmut. Je l’ai vu hier soir de mes propres yeux. La paroi est à pic. Personne ne peut l’escalader.
— Nous venons de le faire, Kilarion et moi.
— C’est vous qui le dites.
— Tu crois que je mens ? lançai-je en le regardant avec des envies de meurtre.
— Ne dis pas de bêtises, Muurmut, fit Kilarion avec agacement. Bien sûr que nous l’avons escaladée. Pour quelle raison mentirions-nous ? Ce n’est pas aussi difficile que cela le paraît.
— Peut-être que oui, poursuivit Muurmut avec un haussement d’épaules. Peut-être que non. J’affirme que c’est impossible et que, si nous essayons, nous allons nous tuer. Tu es fort comme deux hommes, Kilarion. Et toi, Poilar, tu es capable d’escalader n’importe quoi rien qu’avec la langue. Mais crois-tu que Thissa réussira à grimper ? Ou bien Hendy ? Ou encore ton cher petit Traiben ?
Quelle habileté de sa part de citer les trois personnes qui comptaient le plus pour moi.
— Tout le monde réussira, répliquai-je sèchement.
— J’affirme que non. J’affirme que c’est trop dangereux.
Je lui en voulus d’instiller le doute dans notre esprit quand ce dont nous avions besoin était une confiance inébranlable.
— Alors, Muurmut, que proposes-tu ? De nous laisser pousser des ailes pour voler jusqu’au sommet ?
— Je propose de rebrousser chemin jusqu’à ce que nous trouvions une voie plus sûre.
— Il n’y en pas. C’est la seule solution. À moins, bien sûr, de rentrer piteusement au village, comme des lâches, et ce n’est pas ce que j’ai l’intention de faire.
— Si nous mourons tous en escaladant ta paroi, Poilar, reprit-il, l’air mauvais, cela ne nous conduira pas au Sommet.
C’était une opposition de principe et nous le savions tous deux. Il n’y avait pas d’autre chemin que celui-là.
— Comme tu voudras, Muurmut, déclarai-je en feignant l’indifférence. Tu n’as qu’à rester ici, puisque tu tiens tant à la vie. Les autres entreprendront cette ascension et courront le risque de ne pas y survivre.
— En es-tu sûr ? demanda-t-il.
— Laissons-les décider.
Cela revenait à organiser une deuxième élection. Je demandai qui voulait nous suivre, Kilarion et moi, pour escalader la paroi rocheuse. Traiben, Galli, Stum, Jaif et une demi-douzaine d’autres – ceux sur qui je pouvais toujours compter – levèrent aussitôt la main. Je lus le doute sur le visage de Seppil et Talbol, les deux acolytes de Muurmut, ainsi que sur celui de Naxa et d’une poignée de femmes. Une grosse poignée, en réalité, mais aussi plusieurs hommes. Je crus pendant un moment que le vote allait m’être défavorable, ce qui mettrait un terme à mon autorité sur le groupe. Certains des indécis, les plus timorés, commencèrent insensiblement à se rapprocher de Muurmut, comme si leur intention était de rester avec lui. C’est à ce moment-là que Thissa leva très haut la main et cette intervention sembla décisive. Par groupes de deux ou trois les autres se prononcèrent rapidement pour l’ascension. En fin de compte, il ne resta plus dans le camp de Muurmut que Seppil et Talbol qui le regardaient avec embarras.
— Le moment est-il venu de vous faire nos adieux ? demandai-je.
— Nous grimperons contre notre gré ! éructa Muurmut. Tu nous fais risquer inutilement notre vie, Poilar !
— Je risque aussi la mienne, répliquai-je. Pour la deuxième fois de la journée.
Je lui tournai le dos pour aller voir Thissa dont la décision avait fait basculer le vote.
— Merci, dis-je simplement.
— Il n’y a pas de quoi, Poilar, répondit-elle en ébauchant un sourire.
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