Juste au moment où nous commencions encore une fois à imaginer que l’ascension serait aussi aisée jusqu’au Sommet, nous arrivâmes à un endroit où toutes les pistes semblaient s’achever et où il devenait impossible de poursuivre notre route. Cela s’était déjà produit et nous avions trouvé un moyen de contourner l’obstacle. Mais, cette fois, semblait-il, nous étions vraiment bloqués de toutes parts.
Nous avions suivi une piste menant vers le nord, qui longeait la face orientale du Mur. Le vent du nord soufflait par rafales et de face, l’air était vif et frais comme le vin nouveau et, très loin en contrebas, nous distinguions la ligne argentée de ce qui devait être une rivière gigantesque traçant ses méandres dans une vallée bleutée, mais qui, à cette distance, nous paraissait fine comme un cheveu. Nous marchions d’un pas vif en chantant avec entrain. En fin d’après-midi, le sentier que nous suivions fit un crochet vers l’ouest et, aussitôt après, vint la surprise. Nous nous trouvâmes devant une vallée colossale qui s’enfonçait profondément au cœur de Kosa Saag. Elle était large du sud au nord de nombreuses lieues – combien exactement, je n’aurais su le dire – et semblait plonger vers l’ouest aussi loin que notre vue portait, comme si le Mur était véritablement formé de deux parties, coupé en deux par l’énorme balafre qui s’offrait à nos regards.
Nous nous arrêtâmes, éblouis par la splendeur et l’immensité du paysage. De tous côtés s’élevaient de nouveaux pics, une quantité de pics de pierre rose liserés de noir, une armée de pics imposants, se dressant majestueusement au-dessus de nous sur les deux versants de la vallée. Des éclairs zébraient le ciel à la pointe de ces pics. Des écharpes nuageuses, jetées comme des voiles sur le fond du ciel, couraient vers le sud depuis les crêtes en frémissant sous la poussée d’un vent furieux.
Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau. Cette beauté produisait une musique merveilleuse qui emplissait mon âme au point que j’avais de la peine à trouver mon souffle. La vue était grandiose ! Si grandiose que j’en étais terrifié. Le ciel donnait l’impression de s’écarter au-dessus de la vallée et une lumière étrange de briller à travers une fenêtre ouverte sur l’avenir. J’avais la conviction que cette lumière venait d’une autre époque, que je voyais le temps se dévider à reculons, des événements d’après la fin du monde retourner avec éclat vers le commencement. Il y avait des dieux qui marchaient tout là-haut. J’entendais le bruit sourd de leurs pas. Je me demandai si le Premier Grimpeur était passé par ici pendant son ascension, s’il avait posé son regard de pionnier sur ce panorama qui m’éblouissait. Oui, me dis-je, il avait dû l’admirer lui aussi. Et puiser dans la splendeur du paysage la force de poursuivre son chemin jusqu’à la demeure des dieux. Comme je le faisais, moi aussi. Oui, comme je le faisais.
Je m’abîmai dans la contemplation de ce spectacle, éperdu d’admiration.
— C’est le pays des Doubles que nous voyons, dit Naxa qui s’était avancé à mes côtés. Ou plutôt sa lumière, car il nous est impossible de voir le pays des Doubles.
— Quels Doubles ?
— L’autre moi de chacun, parfait et invulnérable. Ils vivent dans le Monde Double qui est renversé dans le ciel et touche les régions les plus élevées du Mur. Tout est écrit dans le Livre du Monde Double.
— Je n’ai jamais lu ce livre. Il faudra que tu m’en parles plus longuement un jour.
— Bien sûr, dit Naxa avec son petit sourire horripilant.
Je sus que je n’entendrais jamais un mot de plus de sa bouche sur le Monde Double. Mais je fis le serment de trouver une autre source pour apprendre ce que je devais savoir.
Je ne pouvais détacher les yeux de ces pics imposants. Tout le monde était comme moi. Partout où se portait le regard, d’énormes aiguilles rocheuses s’élançaient vers le Ciel. Des centaines de pyramides de rochers déchiquetés découpaient de tous côtés leurs arêtes vives sur le ciel. Certaines semblaient enflammées au couchant par les derniers feux rosés d’Ekmelios. D’autres, qui devaient être couronnées de neige, resplendissaient d’un éclat presque insoutenable. Des arcs-en-ciel éclatants bondissaient de gorge en gorge. À nos pieds, des abrupts rocheux plongeaient vertigineusement dans un abîme obscur dont la profondeur semblait insondable. Très loin, nous apercevions la cime d’arbres noirs et gigantesques, des arbres qui devaient faire cinquante fois la hauteur d’un homme de haute taille.
Tandis que nous demeurions en admiration devant tant de splendeur, Dorn le Clown s’approcha de moi et se pencha pour me parler doucement.
— Poilar, la piste se termine à une centaine de pas devant nous.
— Ce n’est pas le moment de plaisanter, Dorn.
— Ce n’est pas une plaisanterie. La piste s’arrête net, je viens d’aller voir. D’ici, nous n’avons plus aucun moyen de poursuivre notre route.
Il avait dit vrai. Notre petite piste à flanc de montagne s’engageait dans la vallée en se rétrécissant avant de disparaître purement et simplement à quelques pas de là. Je la suivis jusqu’à son extrémité et finis par arriver à un endroit où elle n’était guère plus large que mes deux pieds et où, me retenant à la surface ridée de la montagne, je plongeai des yeux pleins d’effroi dans l’abîme balayé par les vents. Il n’y avait rien, absolument rien devant moi que le vide de la vallée immense. D’un côté, j’avais le Mur, de l’autre, le vide. Il ne restait plus qu’une seule solution : faire demi-tour, reprendre la piste par laquelle j’étais arrivé. Nous étions pris au piège dans cette poche rocheuse. Nous avions perdu plusieurs jours, peut-être même des semaines. Il me semblait que nous n’avions pas d’autre choix que de rebrousser chemin, de repartir sur la piste à la pente douce et trompeuse que nous avions suivie jusqu’à ce que s’offre à nous une voie permettant de reprendre l’ascension.
— Non, dit Kilarion. Nous allons escalader le Mur.
— Comment ? m’écriai-je. Tu veux grimper directement ?
Tout le monde se mit à rire du pauvre Kilarion qui demeura impassible.
— Directement, répéta-t-il. C’est possible. Je sais que nous pouvons réussir. J’ai remarqué, juste derrière nous, un endroit où la paroi présente des crevasses et des protubérances qui nous fourniront des prises. Les dieux nous ont déjà donné des ventouses. En utilisant les unes et les autres, nous réussirons.
Je me retournai pour regarder derrière moi. Tout ce que je vis fut une paroi rocheuse nue et verticale s’élevant si haut que je me tordis le cou pour en apercevoir le sommet. Très haut, au milieu des ombres du soir, je discernai quelques aspérités saillant de la roche.
— Personne ne peut escalader cette paroi, Kilarion.
— Si, moi. Toi aussi. Tout le monde peut le faire. Elle n’est pas aussi haute qu’elle en a l’air. Je vais y aller pour te montrer. Puis nous grimperons tous. Sinon, il nous faudrait peut-être repartir jusqu’à l’endroit où Stapp est mort avant de trouver un autre passage. Je préfère escalader cette falaise que de revoir la tombe de Stapp.
Kilarion nous avait déjà montré qu’il excellait à trouver des pistes, qu’il avait en fait un don pour découvrir les voies de la conquête de Kosa Saag. Peut-être était-il encore dans le vrai. Mais la journée était bien trop avancée pour entreprendre l’escalade, en admettant qu’elle soit possible.
— Nous allons faire demi-tour et trouver un endroit pour bivouaquer. Nous y passerons la nuit et, demain matin, Kilarion, nous attaquerons tous les deux cette paroi.
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