Puis Thissa se réveilla.
— Vas-y, dit-elle d’une voix douce, différente de celle qu’elle avait eue avant de s’endormir. Si tu en as envie, tu peux le faire.
Elle était devenue pleinement femelle. Son corps svelte à la peau lisse et froide, à l’ossature grêle, avait maintenant la plénitude des formes d’une femme. Je sentis la douceur des globes de ses seins contre ma poitrine. Ma main descendit, trouva un orifice chaud, humide, et qui palpitait.
Pourquoi cet acte de bonté ? Thissa était complètement épuisée et je savais par expérience qu’elle n’avait jamais eu beaucoup de goût pour l’accouplement. M’avait-elle menti et étais-je celui qui allait périr le lendemain ? Était-ce la manière qu’elle avait choisie de me laisser affronter la mort, la tête emplie de tendres souvenirs encore tout frais dans ma mémoire ? L’idée était sinistre, tellement qu’elle faillit me détourner de l’accouplement. Elle faillit seulement. Le désir en moi était plus fort que la peur. Thissa s’ouvrit à moi et nos corps s’unirent. Je perçus, comme en d’autres occasions où nous avions été amants, la sensation déroutante produite par son corps – une étrange et troublante sensation de picotement qui émanait d’elle dans ces moments et qui n’était pas sans rappeler les fourmillements provoqués par le contact de certains poissons quand on les effleure en nageant dans une rivière – mais elle me conduisit rapidement, si rapidement, au plaisir.
— Ce n’est pas toi qui vas mourir, Poilar, me dit-elle un peu plus tard. J’en suis certaine.
Avait-elle lu dans mes pensées ?
Non. Même ceux de la Maison des Sorciers n’ont pas ce pouvoir. Sauf les Sorcières qui sont également santha-nillas, mais les santha-nillas sont en très petit nombre et se rencontrent peu souvent.
Je restai éveillé quelque temps, les yeux fixés sur Hyle et Selinune. Puis une des lunes – je crois que c’était Tibios – apparut dans le ciel et sa clarté atténua l’éclat aveuglant des étoiles, ce dont je me réjouis. Je fermai les yeux et trouvai d’abord un sommeil agité puis, du moins je le suppose, tombai dans un autre, beaucoup plus profond ; quand je me réveillai, la matinée était déjà bien entamée et tout le monde était sur pied. De l’autre côté du ruisseau, Thissa m’adressa un petit sourire timide. Je compris que les autres n’avaient pas voulu me réveiller ; j’acquis la certitude que j’avais été choisi pour mourir ce jour-là, que tout le monde le savait et que c’est pour cette raison que l’on m’avait laissé dormir. Il va sans dire que je me trompais.
La mort – notre première mort sur Kosa Saag – survint avec une grande soudaineté. La matinée touchait à sa fin, le lieu de notre bivouac était déjà loin derrière nous et nous traversions un étroit plateau bordé d’un côté par ce qui semblait être une nappe d’asphalte et de l’autre par un épaulement abrupt du Mur. C’était une journée très chaude. Ekmelios dardait sur nous ses rayons implacables. De-ci de-là, le sol était éventré et de petites colonnes de lumière jaune et vert rappelant le gaz des marais s’en échappaient. Il flottait dans l’air une lourde odeur huileuse. Certaines des petites lumières s’étaient détachées du sol et se déplaçaient rapidement, insaisissables comme des fantômes. Nous restâmes prudemment à l’écart.
Au moment où nous traversions un bosquet de petits arbres à l’aspect cireux, coiffés de feuilles blanches lustrées, surgit une troupe de singes de rocher. Ils apparurent si brusquement en jacassant et en criant qu’ils semblaient avoir surgi du sol, puis ils commencèrent à nous bombarder de cailloux, de pierres, de boulettes de boue, tout ce que leurs petites mains noueuses pouvaient saisir et lancer.
Ces singes du Mur étaient comme de cruelles caricatures, des êtres humains en miniature qui nous arrivaient au genou, mais rabougris, velus, hideux. Les bras courts et tordus, les jambes torses, ils avaient un énorme nez écrasé, des yeux immenses et des pieds relevés vers l’extérieur qui ressemblaient à de grosses mains. Des crocs jaunis saillaient de leur bouche. Leur petit corps trapu était couvert d’une fourrure rousse qui poussait en grosses touffes autour de leur cou, comme une barbe. Pas étonnant qu’ils nous détestent tant et ne cessent de nous tourmenter : nous étions ce qu’ils auraient voulu être, si les dieux n’avaient pas choisi de les faire si laids.
De loin, ce n’était qu’une bande d’enquiquineurs, mais, à la distance où ils se trouvaient, à vingt ou trente pas de nous, ils étaient dangereux. C’est une grêle de projectiles qui tombait sur nous. Nous étions tous atteints et contusionnés. L’incantation prononcée par Thissa dans la forêt n’opérait plus ici. Nous commençâmes à pousser des cris véhéments pour les effrayer tandis que Narril et Thuiman, qui avaient sorti des cordes de leur sac, les faisaient claquer dans leur direction comme des fouets. Cela marcha pendant un certain temps, puis les singes, voyant que les cordes ne pouvaient pas leur faire grand mal, revinrent en force, plus bruyants et agressifs que jamais.
Stapp de la Maison des Juges reçut en pleine figure un paquet de boue grasse. Je le vis, l’air hébété, secoué par des haut-le-cœur, retirer en toussant la gangue de boue de ses yeux, ses lèvres et ses narines. Il avait à peine repris sa respiration quand un autre projectile boueux, encore plus liquide que le premier, s’écrasa sur son visage et sa poitrine.
Cela sembla le mettre en rage ; Stapp avait toujours eu le sang chaud. Je le vis cracher de la boue en s’étranglant. Puis il poussa un rugissement sauvage, brandit son gourdin et fonça sur l’ennemi en frappant furieusement l’air de droite et de gauche. Surpris par cette charge impétueuse, les singes de rocher battirent en retraite. Stapp se lança à leur poursuite en faisant tournoyer son gourdin avec frénésie tandis qu’ils reculaient lentement en direction de la nappe d’asphalte. Je criai à Stapp de revenir, de ne pas trop s’éloigner de nous, mais il était impossible de lui faire entendre raison quand il s’abandonnait à sa colère.
Je vis Kilarion s’élancer vers lui. Je crus au début qu’il voulait se joindre à la bagarre, que, dans sa tête simple, il ne voulait pas que Stapp soit le seul à s’amuser. Mais il n’en était rien ; cette fois, Kilarion cherchait seulement à l’arracher au danger que lui faisait courir sa folie. Je l’entendis crier : « Reviens, reviens ! Ces sales bêtes vont te tuer ! » Il déracina au passage un des petits arbres à l’aspect cireux dont il se servit comme d’un balai pour écarter de son chemin les petits singes comme s’ils n’étaient que détritus. L’un après l’autre, ils étaient projetés en l’air et retombaient lourdement, tout étourdis, à plusieurs pas.
Mais l’aide de Kilarion arriva trop tard pour Stapp. Il se tenait près de la rive de la nappe d’asphalte, estourbissant furieusement tous les ennemis qui passaient à portée de son gourdin, quand un des singes, attaquant de côté, bondit sur ses épaules et lui ouvrit la gorge d’un coup de ses griffes acérées. Un flot de sang sombre en jaillit et, un instant plus tard, Stapp bascula en arrière, lentement, en se retournant. Il tomba à plat ventre sur la surface noire de la nappe visqueuse et commença à s’enfoncer doucement, des bulles de sang autour de la tête.
« Stapp ! » hurla Kilarion en écartant si violemment les singes du pied que l’un d’eux périssait à chaque coup. Il tendit le petit arbre qu’il n’avait pas lâché en direction du corps inerte. « Accroche-toi à l’arbre, Stapp ! Accroche-toi ! »
Stapp ne fit pas un geste. La vie avait quitté son corps avec son sang, en quelques secondes, et il demeurait immobile à la surface du liquide visqueux. Au bord de la nappe, Kilarion martela le sol du feuillage de son arbre avec une fureur contenue et poussa des hurlements de colère et de frustration.
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