Robert Silverberg - Les royaumes du Mur

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Le Mur est une montagne. Géante, redoutable, empilement de ravins, de falaises, de précipices, elle perce les basses couches de l’atmosphère et pointe sa cime vers l’espace.
Le sommet du Mur est presque inaccessible. Pourtant, chaque année, depuis le village de Jospodar situé au pied de la montagne, quarante jeunes hommes et femmes parmi les meilleurs entrepren­nent de le conquérir. Car là-haut, d’après les légendes et de rares témoignages contradictoires, vivent les dieux détenteurs de la sagesse.
Malheureusement, l’épreuve est telle que presque personne n’est revenu pour transmettre cette sagesse, et ceux qui sont redescen­dus avaient perdu la raison.
Poilar Bancroche, qui a rêvé toute sa courte vie de parler avec les dieux, a été choisi pour commander les quarante. Il lui reste à affron­ter les royaumes du Mur comme autant de remparts protégeant le sommet, et à découvrir, peut-être, le secret terrible et poignant des dieux descendus du vide.

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Ce ne fut pas une mince affaire de sortir Stapp de la nappe visqueuse. L’asphalte gluant le retenait et, comme nous n’osions pas y poser le pied, il nous fallut tirer le corps à l’aide de nos grappins. Malti des Guérisseurs et Min des Scribes fouillèrent dans leurs souvenirs pour trouver quelques mots à dire à sa mémoire, des fragments tirés du Livre de la Mort, puis Jaif chanta le chant funèbre, accompagné par Tenilda à la flûte. Quant aux paroles particulières qu’il convient de prononcer à la mort d’un des membres de la Maison des Juges, nul ne s’en souvenait avec précision, car il n’y avait pas d’autre Juge parmi nous, mais nous fîmes de notre mieux pour trouver quelque chose d’approchant. Après l’avoir enseveli sous un grand amas de pierres, nous reprîmes notre route.

« De toute façon, dit Kath, il était trop impétueux pour faire un bon Juge. »

En me retournant, je vis plusieurs petites lumières jaune et vert des marais qui dansaient sur le tumulus sous lequel reposait Stapp.

Nous reprîmes la direction de la face externe du Mur, car, de ce côté-là, il y avait une sorte de rampe naturelle par laquelle nous pouvions espérer poursuivre notre ascension alors que, vers l’intérieur, se dressait une paroi verticale étincelante, à couper le souffle, qui nous emplissait de terreur. Pendant plusieurs jours, nous suivîmes le tracé sinueux de la rampe extérieure. Tantôt elle s’élevait en pente raide mais pas infranchissable, tantôt elle demeurait assez plate, mais il arrivait aussi qu’elle commence à descendre, nous donnant le sentiment démoralisant que tout ce que nous avions accompli jusqu’alors se réduisait à la découverte d’une voie permettant de descendre sur un autre versant de Kosa Saag et qui allait nous conduire dans un village hostile, au cœur d’un territoire inconnu. Mais nous recommencions bientôt à monter, toujours sur les pentes extérieures du Mur.

D’étranges créatures ailées se laissaient porter par les courants ascendants au-dessus des précipices qui longeaient notre route.

Ce n’étaient pas des faucons du Mur, car elles avaient des ailes pourvues de plumes. Elles semblaient être d’une taille colossale, beaucoup plus grosses que les faucons, grosses comme nos rotondes, pour autant que nous puissions en juger. Mais nous ne pouvions en être sûrs, car elles volaient beaucoup trop haut. Il était impossible dans l’immensité de l’espace de déterminer leur taille. Nous les voyions se découper sur le fond lumineux du ciel tandis qu’elles voguaient au gré des courants aériens. Puis l’un de ces animaux se laissait brusquement tomber comme une pierre, interrompait sa chute, reprenait de l’altitude pour repérer une proie et filait à tire-d’aile pour fondre sur quelque malheureux animal, dans une des régions supérieures de la face du Mur. C’était un spectacle effrayant, même s’ils ne descendaient jamais à l’altitude à laquelle nous avancions. Mais peut-être faudrait-il les affronter quand nous serions plus haut. Peut-être fondraient-ils sur nous comme nous les voyions s’abattre sur d’autres proies. L’idée de ne pas pouvoir trouver de refuge dans les hauteurs nous glaçait le sang. Je me dis qu’il valait peut-être mieux changer de nouveau de direction et repartir vers l’intérieur du Mur pour chercher l’abri d’un plateau où ces oiseaux terrifiants ne s’aventureraient pas. Mais nous ne pouvions aller que là où c’était possible ; pour le moment, les replis et les gorges du Mur nous étaient inaccessibles et nous ne pouvions que continuer à suivre la voie extérieure.

Au fur et à mesure de notre ascension, le Monde s’offrait plus largement à nos yeux. Il était infiniment plus vaste que je ne l’avais imaginé et se déroulait jusqu’à l’horizon, sur des lieues et des lieues. Chaque trouée dans la couche blanche de nuages me permettait d’apercevoir une quantité de cours d’eau, de collines et de prairies auxquels succédaient d’autres cours d’eau, collines et prairies, mais aussi de longues étendues boisées et, blotties au cœur de ces forêts, des taches sombres qui devaient être des villages, si isolés que, selon toute vraisemblance, aucun habitant des villages accrochés à la base du Mur n’y avait jamais mis les pieds. Peut-être avais-je devant les yeux, sans le savoir, la cité où demeurait le Roi. J’essayai de l’imaginer en son palais, rédigeant les décrets qui parviendraient dans des provinces tellement éloignées que leurs dispositions seraient déjà tombées en désuétude lorsqu’on y apprendrait qu’une nouvelle loi était entrée en vigueur.

Tout à fait au bord du Monde, je distinguais la ligne grise de l’horizon, à l’endroit où le ciel descendait pour toucher la forêt. Comme ce lieu devait être étrange, où l’on avait les pieds sur le sol et la tête dans le ciel !

Nous serait-il possible d’y arriver un jour et de voir comment c’était ? Je demeurai béant d’émerveillement, essayant d’imaginer combien de temps il faudrait à pied pour atteindre l’endroit où la terre et le ciel se rencontrent.

— Jamais tu n’y arriveras, me dit Traiben, même si tu devais marcher pendant un millier de milliers de vies.

— Et pourquoi, je te prie ? Bien sûr que cela paraît loin, mais peut-être pas si loin que ça.

— Tu pourrais marcher éternellement, répondit-il en riant. Cela n’y changerait rien.

— Explique-toi, dis-je en commençant à sentir l’irritation me gagner.

— Le Monde n’a pas de fin, dit Traiben. Tu peux en faire le tour à pied aussi longtemps que tu voudras, tu verras toujours l’horizon s’étirer devant toi à mesure que tu t’en approches.

— Non ! Comment est-ce possible ? Quand tu marches dans une direction, tu arrives tôt ou tard à l’endroit où tu vas.

— Réfléchis, Poilar. Réfléchis. Imagine-toi en train de marcher autour d’un énorme ballon rond. Un ballon n’a pas de fin.

— Mais le Monde en a une, protestai-je d’un ton revêche.

Traiben peut être exaspérant quand il demande aux autres de réfléchir. Ce qui, pour lui, est un jeu d’enfant, exige souvent un grand effort de la plupart des gens.

— Le Monde est fait comme un ballon, reprit-il. Regarde comme il s’incurve au loin.

— Je ne vois rien, dis-je en fixant l’horizon.

— Regarde mieux.

— Tu sais que parfois tu es vraiment pénible, Traiben !

— Je n’en doute pas.

— N’importe qui te dira que le Monde est plat.

— N’importe qui, oui, dit-il. Tu as entièrement raison. Mais ce n’est pas parce qu’on le dit qu’il est plat.

Je tournai derechef les yeux vers l’horizon. Peut-être la terre était-elle légèrement incurvée au loin. Peut-être légèrement. Mais ce que disait Traiben était un blasphème et je me sentais mal à l’aise. Le Monde est le Bateau de Kreshe, qui flotte à la surface de la Grande Mer. Les bateaux sont plus longs que larges et ils n’ont rien de rond. Il est vrai qu’un ballon flottera aussi sur l’eau, mais le Monde n’est pas un ballon. Et pourtant je devais avouer que je distinguais une légère courbure, très loin, près de l’horizon.

Sans doute une illusion d’optique, me dis-je. Le sol du Monde est aussi plat qu’un tapis et cette platitude se poursuit jusqu’au bord, là où la terre tombe dans la Grande Mer. Traiben est trop intelligent et cela lui jouera des tours. Il voit parfois des choses qui n’existent pas et bâtit d’étranges théories, puis il traite les autres avec condescendance quand ils ne veulent pas reconnaître que les choses sont telles qu’il le dit.

Je haussai les épaules et nous changeâmes de sujet de conversation. C’était préférable, car j’aurais pu être tenté à la longue de le pousser dans le vide, ce qui n’est pas une manière de traiter son meilleur ami.

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