L’eau de ce ruisseau était rouge comme le sang, vraiment très curieuse. Je tremblai pour Gazin. Mais il ressortit indemne de cette eau à la couleur étrange en se frottant les bras et la poitrine, là où il avait reçu la bave des oiseaux. Il avait le corps couvert de cloques et de marbrures. Après cela, nous restâmes à l’écart des arbres.
Cet endroit singulier m’emplissait d’inquiétude et je demandai à Thissa, de la Maison des Sorciers, une incantation pour assurer notre sécurité. Sur les versants du Mur, nous avions bivouaqué jusqu’à présent dans des espaces resserrés, écartés, faciles à défendre alors que sur ce terrain relativement plat, nous étions à la merci de n’importe quel hôte du Mur rôdant dans les parages.
— Je veux quelque chose qui appartient à Gazin, dit-elle, car il a été la première victime.
Gazin lui donna une de ses boules de jongleur. Thissa y traça du bout du doigt des signes magiques et l’enfouit dans le sol meuble, près du cours d’eau, puis elle s’étendit par terre en appuyant la joue sur la boule. Sans changer de position, elle commença de réciter l’incantation pour la sécurité des voyageurs. C’est une incantation longue et très coûteuse, qui demande beaucoup d’énergie à la Sorcière qui la récite, car il s’agit de magie de terre et elle doit projeter une parcelle de son âme dans celle de l’esprit du lieu où elle se trouve. À mesure que Thissa récitait les paroles incantatoires, je vis ses yeux couleur d’ambre perdre de leur éclat et son corps svelte se tasser de fatigue. Mais elle payait sans réserve de sa personne pour assurer la sécurité de notre groupe.
Je savais que ce charme opérerait. J’avais confiance en Thissa et en ses pouvoirs depuis cette période noire de la troisième année de ma formation où j’avais commencé à redouter de n’être pas choisi pour le Pèlerinage et où j’étais allé la trouver dans sa boutique pour lui demander un charme afin d’assurer ma réussite. Il ne faisait aucun doute que l’action magique exercée par ce charme avait joué un rôle important dans ma sélection. Il était réconfortant de savoir que nous avions parmi nous une Sorcière de sa compétence.
Nous choisîmes pour bivouaquer un endroit dégagé, loin des arbres aux fers de hache et de leurs désagréables petits oiseaux. Stum et Narril prirent la première garde pour le cas où des faucons du Mur, des singes de rocher ou autres intrus nous agresseraient pendant la nuit et je nommai Min des Scribes et Aminteer le Tisserand pour relever les sentinelles.
Dans l’air frais et limpide de cette contrée, les étoiles avaient une clarté inhabituelle, un éclat plus dur. Quelqu’un commença à les désigner par leur nom :
— Voici Ysod, celle-ci est Selinune et celle-là Myaul.
— Des étoiles de mauvais augure, lança Naxa le Scribe avec un petit rire sinistre. Ysod est l’étoile qui écrase les autres et les dévore. Myaul a avalé ses propres planètes. La lumière de Selinune est une lumière qui blesse les yeux.
— Épargne-nous ton savoir pour cette fois, Naxa, demanda une voix de femme, celle de Fesild ou bien de Grycindil. Ne nous fais pas peur avec tes histoires quand nous essayons de trouver le sommeil.
— Je vois aussi Hyle, poursuivit imperturbablement Naxa.
Il était dans sa nature de ne pas s’arrêter avant la fin quand il avait des connaissances à partager avec quelqu’un. Les Scribes sont encore pires que les Clercs quand ils font des discours. Tout le monde sait que le Clerc est cultivé alors que le Scribe, qui a acquis son savoir en copiant les manuscrits des Clercs, est avide d’impressionner l’auditoire avec tout ce qu’il a assimilé.
— Hyle est la plus maléfique de toutes les étoiles, reprit Naxa. Je peux vous raconter sur Hyle des histoires…
— Bonne nuit, Naxa.
— Les dieux marchaient au milieu des étoiles, poursuivit le Scribe. Quand ils arrivèrent sur Hyle, Kreshe tendit la main et…
— Attends un peu que je tende la main pour te casser la tête ! lança une autre voix, celle de Kilarion. Tais-toi et laisse-nous dormir, veux-tu ?
Cette fois, Naxa abandonna la partie. Nous n’entendîmes pas un mot de plus ce soir-là sur les étoiles maléfiques.
Le sommeil commença à me gagner peu après, mais, au bout d’un moment, je sentis quelqu’un s’allonger près de moi.
— Serre-moi fort, Poilar. J’ai très froid. Je n’arrête pas de grelotter.
C’était Thissa. L’incantation pour les voyageurs l’avait épuisée, peut-être plus qu’elle ne l’aurait cru, et elle tremblait comme une feuille. Je la pris dans mes bras et, comme je ne m’étais pas accouplé depuis de longs mois, je commençai aussitôt à opérer les Changements. Cela se produisit sans effort de volonté, sans même que je le désire. Je sentis l’excitation familière dans mon bas-ventre, les transformations de la chair tandis que ma virilité sortait de son engourdissement.
Thissa le sentit elle aussi.
— Pas maintenant, Poilar, s’il te plaît, dit-elle d’une voix douce. Je suis trop fatiguée.
Je compris : elle n’était pas venue me voir pour accomplir les Changements. Cette femme se suffisait étrangement à elle-même, comme la plupart des Sorcières. Je me forçai à retourner à l’état neutre, mais c’était difficile. J’avais toutes les peines du monde à me dominer ; mon corps était prêt et le montrait sans cesse. Mais je savais que Thissa était dans l’état où elle n’avait pas de seins et que, si je glissais la main entre ses cuisses, je ne trouverais pas d’orifice. Elle était entièrement neutre et avait l’intention de le rester. Je ne pouvais faire autrement que de respecter sa décision. Je m’efforçai donc de me maîtriser et finis par y parvenir. Nous restâmes calmement étendus côte à côte ; elle avait la tête posée sur ma poitrine et les jambes entortillées autour des miennes. Elle sanglotait de fatigue, avec des sanglots doux et paisibles.
— L’un de nous mourra demain, dit-elle au bout d’un moment.
— Comment ? En es-tu sûre ?
— Je l’ai vu dans le feu.
— Sais-tu de qui il s’agit ? demandai-je après quelques instants de silence.
— Non. Bien sûr que non.
— Tu ne sais pas non plus comment ?
— Non, répondit-elle. Le feu était trop faible et j’étais trop fatiguée pour faire de nouveau apparaître son image.
— Mais nous avons à peine commencé l’ascension. Il est trop tôt pour qu’il y ait déjà des morts.
— La mort arrive quand bon lui semble. Ce ne sera que le premier d’une longue série.
Je me replongeai dans le silence.
— Crois-tu que ce sera moi ? demandai-je au bout d’un long moment.
— Non. Pas toi.
— Tu en absolument certaine ?
— Il y a trop de vie en toi, Poilar.
— Ah bon !
— Mais ce sera l’un des hommes.
— Jaif ? Dorn ? Talbol ?
— Je te l’ai dit, fit-elle en posant la main sur mes lèvres, je n’ai pas pu voir. Pas assez distinctement. Mais ce sera un homme. Je veux dormir maintenant, Poilar. Serre-moi dans tes bras. Serre-moi fort, j’ai si froid.
Je la serrai fort. Je sentis son corps se détendre peu à peu tandis qu’elle s’abandonnait au sommeil. Mais je gardai les yeux grands ouverts en songeant à la mort qui se rapprochait et s’apprêtait à nous frapper. Les dieux avaient peut-être choisi Muurmut ; je ne verserais pas une larme sur lui. Mais si c’était Traiben, malgré sa soif de connaître et de comprendre ? Non, je ne pourrais pas supporter la mort de Traiben. Puis d’autres noms me vinrent à l’esprit, l’un après l’autre. Je restai allongé sans dormir pendant ce qui me sembla durer des heures. Dans le ciel, l’éclat des étoiles se faisait plus vif et plus dur. Elles me faisaient peur, ces étoiles empoisonnées, étoiles maléfiques, étoiles de mort. Ysod, Myaul, Selinune, Hyle. Je sentais mon corps se recroqueviller sous leur lumière furieuse.
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