Dès la deuxième journée, peut-être la troisième, je me pris à détester le plateau. Je n’avais jamais éprouvé de ma vie une haine comparable à celle que j’avais pour cet endroit. C’était une étendue désolée qui ne nous permettait pas de progresser vers le haut, la seule progression que je souhaitais. Et pourtant, il fallait le traverser. Il faisait donc, d’une certaine manière, partie de notre marche, il était une nécessité de notre itinéraire, mais cela ne m’empêchait pas de le détester. Toute grandeur en était absente. Les hauts pics dominant la vallée étaient maintenant derrière nous, dissimulés par des plis de terrain, et le grand pic baptisé Kosa Saag, le plus majestueux de tous, se trouvait devant nous, à une distance incroyable, tout au bout du plateau. Voilà pourquoi je le haïssais, parce qu’il fallait le traverser.
Nous marchions de l’aube au crépuscule, jour après jour, et la montagne semblait demeurer à la même distance. C’est ce que je ne pus m’empêcher de faire remarquer un après-midi, quand je commençai à succomber à la lassitude.
— À la même distance ? fit Naxa avec humeur. C’est bien pis : elle recule à mesure que nous avançons. Nous ne l’atteindrons jamais, même si nous devons marcher mille ans !
Des voix s’élevaient derrière nous, des murmures et des grognements de protestation qui allaient dans le même sens. Muurmut était évidemment l’un des plus bruyants.
— Qu’en penses-tu, Poilar ? poursuivit Naxa d’une voix qui perçait comme une vrille jusqu’au fond de mon âme. Faut-il renoncer à poursuivre l’ascension et bâtir un village ici ? Nous n’avons certainement rien à gagner en continuant, et je doute fort que nous puissions jamais retrouver notre route.
Je ne répondis pas. Je regrettai déjà d’avoir fait cette remarque, et c’eût été folie de me laisser entraîner dans une discussion pour savoir si nous devions renoncer au Pèlerinage.
Grycindil des Tisserands, dont la langue se faisait de plus en plus acérée depuis que nous étions sur le plateau, se tourna vers Naxa.
— Vas-tu te taire ! dit-elle. Nous n’avons pas besoin de tes idées noires de Scribe stupide !
— Moi, j’en ai besoin, s’écria Naxa. Elles me tiennent chaud la nuit. À propos, Grycindil, il y a peut-être autre chose que je peux faire pour te tenir chaud !
Il la poussa du coude et avança le visage près du sien avec un sourire mauvais.
— Qu’est-ce que tu en dis, la Tisserande ? Tu n’as pas envie de tisser quelques Changements avec moi, ce soir ?
— Idiot ! répondit Grycindil.
Et elle l’abreuva d’injures, à tel point que je crus qu’il allait être emporté par ce torrent.
— Vous êtes deux idiots, glissa Galli, mais d’un ton enjoué. On respire mal en altitude et vous feriez mieux d’économiser votre souffle pour des choses plus intéressantes.
— Tu sais, Poilar, dit à voix basse Kath qui marchait à côté de moi, je suis prêt à noyer Naxa dans le prochain torrent, si seulement cela pouvait m’éviter d’entendre sa voix geignarde.
— Excellente idée. Si seulement c’était possible.
— Mais je dois avouer que, moi aussi, cela m’inquiète de voir que la montagne ne se rapproche pas.
— Elle se rapproche à chaque pas que nous faisons, répliquai-je sèchement.
Je sentais la colère me gagner. Peut-être mes propres doutes étaient-ils en train de ronger mon âme. Naxa était simplement horripilant, mais Muurmut était capable de me mettre en difficulté si ce genre de discours continuait de circuler, et je savais qu’il le ferait sous peu. Je devais y mettre le holà.
— Elle donne seulement l’impression de rester à la même distance, Kath, et c’est ce que j’ai dit à Naxa. Et puis, nous ne sommes pas pressés. Même si nous devions passer le reste de nos jours à effectuer le Pèlerinage, ce ne serait pas grave.
Il me considéra pendant un long moment, comme si cette pensée ne lui était jamais venue à l’esprit. Puis il hocha la tête et nous poursuivîmes notre route sans rien ajouter. Au bout d’un certain temps, les murmures cessèrent dans notre dos.
Mais les paroles de Naxa avaient instillé un poison dans mon âme. Ce soir-là, au bivouac, je sombrai dans une morosité et un abattement si profonds que j’avais de la peine à me reconnaître. Je ne pouvais penser qu’à une seule chose : ce plateau n’a pas de fin, ce plateau n’a pas de fin, nous allons passer toutes les années qui nous restent à essayer de le traverser. Et je me disais que Naxa avait raison, qu’il valait mieux faire demi-tour et bâtir un nouveau village sur les premières pentes, plutôt que de nous épuiser dans cette interminable et vaine quête.
Une forte envie de renoncer au Pèlerinage m’assaillait par vagues successives. Naxa avait raison. Muurmut avait raison. Tous les timorés avaient raison. Pourquoi tous ces efforts, dans l’espoir de trouver des dieux qui n’existaient peut-être pas ? Nous avions gâché notre vie en entreprenant ce stupide Pèlerinage. Nous n’avions plus maintenant le choix qu’entre la honte d’un retour prématuré au village et la mort qui nous guettait dans cette immensité désolée.
C’était trop pour moi ; je me sentais écrasé par l’envie de renoncer ; la tentation de baisser les bras devenait irrésistible ; et je sentais en même temps mon âme saisie par le froid, mon esprit serré comme dans un étau de glace.
Tout cela était nouveau pour moi, ces sentiments mêlés de défaite et de désespérance. C’était la monotonie du plateau qui me faisait cela et aussi le poison insidieux des paroles de Naxa. Tandis que les autres, vautrés autour du feu de camp, chantaient des chansons de notre village et riaient des facéties de Gazin le Jongleur et de Dorn et Tull, nos deux Clowns pétulants, je m’éloignai pour aller m’asseoir tristement à l’écart dans le creux d’un rocher gris mangé par une mousse sèche, le regard dans le vide, fixé au loin, incapable de mesurer l’effrayante distance qu’il nous restait à parcourir. Deux lunes maussades étaient accrochées au firmament, Karibos et Theinibos, et, à la lumière crue de leur faces grêlées, je ne voyais que tristesse et chagrin dans ce paysage desséché, rongé par l’érosion. Je crois que l’heure que je passai à regarder les animaux nocturnes au dos hérissé de piquants filer dans cette étendue désolée fut la plus pénible de ma vie. À la fin, j’étais prêt à lever le camp et à prendre piteusement le soir même le chemin du retour. Pour moi, le Pèlerinage s’achevait sur-le-champ. Il n’avait plus aucun sens. Il ne rimait absolument plus à rien. À quoi bon continuer ? À quoi bon faire quoi que ce soit ? Je me pris à regretter de ne pas avoir perdu l’équilibre sur l’à-pic de Kilarion pour basculer vers une mort rapide plutôt que de traîner sur ce plateau une existence inutile.
Traiben apparut soudain devant moi.
— Poilar ?
— Laisse-moi tranquille, Traiben.
— Qu’est-ce que tu fais assis comme ça ?
— Je profite du clair de lune, répondis-je d’un ton amer.
— Et à quoi penses-tu, assis au clair de lune, Poilar ?
— À rien. Je ne pense à rien du tout.
— Dis-le-moi.
— À rien. À rien. À rien.
— Je sais à quoi tu penses, Poilar.
— Alors, dis-le-moi, lançai-je en redoutant que ce ne fût vrai.
Et, s’il le savait vraiment, je n’étais guère désireux de l’entendre de sa bouche. Il se pencha légèrement afin de placer ses grands yeux ronds à la hauteur des miens, et je découvris dans ces yeux quelque chose – une violence, une férocité, une furie – que je n’y avait jamais vu. Il ne faisait aucun doute qu’il y avait en lui un Pouvoir.
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