Je ne vis que regards fixes et visages pétrifiés. Personne n’ouvrit la bouche.
— Il y a quelqu’un ? Dites-le vite ! C’est le moment ou jamais. Ceux qui veulent faire demi-tour partent sur-le-champ.
Tout le monde resta silencieux.
— Personne ? Très bien, vous avez choisi ! Il partira seul. Allez, Naxa, en route. Nous perdons du temps.
— Pour l’amour de Kreshe, Poilar !
Je brandis mon gourdin et il recula précipitamment pour se mettre hors de portée. Il resta à quelques pas de moi et attendit, comme s’il ne pouvait croire que j’étais sérieux. Je m’avançai vers lui et il recula derechef. Je ne le quittai pas du regard tandis qu’il s’éloignait piteusement vers l’est, s’arrêtant de loin pour regarder par-dessus son épaule. Au bout d’un certain temps, il disparut derrière une élévation de terrain et je ne le revis plus.
— Très bien, dis-je. En route.
— Bravo ! fit Muurmut. Quel courage il t’a fallu, Poilar, pour terrasser ainsi le Scribe terrifiant ! Et quelle preuve de sagesse de la part d’un chef d’exclure du Pèlerinage un Pèlerin élu.
— Tes compliments me vont droit au cœur, répondis-je avant de m’éloigner.
Je chassai Naxa de mon esprit tandis que nous reprenions notre route.
Après de longues heures de marche, nous fîmes une halte pour prendre un repas frugal. Assis sur un rocher, je grignotais un vieux bout de viande séchée quand je vis Thissa, Grycindil et Hendy s’approcher et s’arrêter devant moi en se balançant d’un pied sur l’autre, comme si elles avaient quelque chose à me dire, mais redoutaient de l’exprimer.
— Alors ? demandai-je enfin, puisqu’elles ne semblaient pas savoir par où commencer.
— Poilar, fit Thissa d’une voix très douce et en tremblant légèrement, nous sommes venues te demander d’accorder ton pardon à Naxa.
— Naxa est parti, répondis-je en riant. Naxa est oublié. Il n’existe plus. Ne me parlez pas de Naxa.
— Ce n’est pas bien ce que tu as fait, insista Thissa. Tu n’aurais pas dû le chasser. Je pense que cela provoquera le courroux des dieux. Je sens l’air vibrer de leur mécontentement.
— Si les dieux sont fâchés contre moi, laisse-les me le faire savoir et je ferai pénitence. Naxa minait notre courage et nous sommes bien mieux sans lui. Demande à Kath. Demande à Jaif. Demande à qui tu veux. Personne ne l’aimait. Personne ne voulait de lui.
Hendy fit un pas en avant et s’adressa à moi de sa voix étrangement calme que j’avais si rarement eu l’occasion d’entendre.
— Je sais ce que c’est, Poilar, d’être séparé des siens, d’être seul comme l’est Naxa en ce moment. Je sais qu’il a du chagrin. Je te demande de lui pardonner.
Je fus étonné et quelque peu troublé d’entendre Hendy plaider la cause de Naxa. Je la désirais toujours, elle qui s’était montrée si distante avec tout le monde depuis le début de notre Pèlerinage, et il était curieux et même désagréable de la voir parler en faveur de Naxa alors qu’elle n’avait témoigné, à moi comme aux autres, que de l’indifférence. Cette attitude éveilla en moi une sorte de jalousie. Mais il y avait aussi quelque chose de touchant dans l’attirance mutuelle d’Hendy et Naxa, les deux bannis.
— Même si je le voulais, lui répondis-je avec plus de douceur que je n’en avais usé avec Thissa, je ne pourrais rien faire. Nous sommes maintenant séparés de Naxa par toute une matinée de marche. Où qu’il soit, nous n’avons pas le temps de revenir sur nos pas pour le chercher. Il est livré à lui-même. Il sera obligé de se débrouiller seul et nous ne pouvons rien faire.
— Il n’est pas si loin que ça ! lança Grycindil en riant.
— Quoi ?
— Il nous a suivis de loin toute la matinée en prenant bien soin de ne pas se faire remarquer, expliqua-t-elle avec un sourire malicieux. Nous l’avons vu, Hendy et moi, il y a peu de temps. Il est caché là-bas, derrière ces buttes.
— Quoi ? m’écriai-je de nouveau en levant mon gourdin avec fureur. Où est-il ? Où ?
Mais Grycindil posa la main sur le gourdin pour m’empêcher de m’élancer à sa recherche. C’était la voie de la sagesse, car, si je m’étais trouvé en présence de Naxa à ce moment-là, je l’aurais fait passer de vie à trépas.
— Naxa est un imbécile, fit-elle. Tu m’as entendu le lui dire hier. Mais les imbéciles aussi ont le droit de vivre. Si tu le mets au ban de notre groupe, il ne pourra pas survivre sur ce plateau aride. Et il est des nôtres, Poilar. Veux-tu avoir sur la conscience la mort d’un des Pèlerins. Car il ne fait aucun doute que les dieux t’imputeront sa mort quand nous atteindrons le Sommet.
— Qui sait comment fonctionne l’esprit des dieux ? rétorquai-je, encore tremblant de rage. Si Naxa a un peu de bon sens, il ne s’approchera pas de moi. Je ne veux plus jamais voir son visage. Dites-le-lui de ma part.
— Sois indulgent, Poilar, dit Grycindil.
— Laisse-moi tranquille.
— Poilar, nous te supplions… fit Hendy d’une voix douce.
Cette prière me fit légèrement fléchir. Mais je lui tournai le dos.
— Laisse-moi tranquille, répétai-je.
— Je vais exercer un charme sur lui, glissa Thissa, pour l’empêcher désormais de raconter des bêtises.
— Non. Non. Non. Non… Je ne veux plus le voir.
La fureur que Naxa avait fait naître en moi fut longue à se dissiper. Mais elles finirent pas me faire céder, Thissa grâce à son pouvoir visionnaire, Hendy par sa compassion pour le banni et Grycindil par son empressement à pardonner à un homme qui l’avait grossièrement offensée la veille. Je leur donnai ma parole et elles partirent le chercher. Peu après, Naxa nous rejoignit, la tête basse, partagé entre la honte et la peur. De ce jour, plus personne ne l’entendit se plaindre.
Le plateau demeurait aussi peu accueillant et nous n’avions toujours aucun plaisir à le traverser. Mais j’allais d’un bon pas, tout le monde suivait et nous avancions insensiblement vers notre but dans ce paysage monotone et désolé.
J’avais l’impression que le temps était comme suspendu et n’éprouvais plus ni l’impatience ni la désespérance qu’il m’avait fallu surmonter dans les premiers temps de la traversée de cet endroit sinistre. Je n’avais plus qu’une idée en tête, reprendre l’ascension, et rien n’aurait pu m’en détourner. Quand, parfois, je sentais de nouveau l’impatience me gagner, je me mettais à scruter l’horizon pour y déceler des indications de notre progression, vérifiant par exemple si telle proéminence à l’aspect marquant, tel escarpement ou tel pli de terrain changeait de position par rapport à l’énorme et lointaine masse montagneuse qui formait le niveau suivant du Mur. Et il y avait des changements, bien entendu. Même si nous n’en avions pas l’impression, notre progression était régulière. Le plateau était encore plus étendu que nous ne l’avions imaginé, mais la traversée touchait indiscutablement à son terme. La montagne qu’il soutenait se dressait maintenant au-dessus de nous. Ce n’était plus seulement une lueur d’un rouge pâle à l’horizon.
Et il y avait de nouveaux signes, des signes de vie devant nous.
C’est Thissa qui le perçut la première.
— Cet endroit est habité, dit-elle soudain, au milieu d’un paysage aride, escarpé, où s’élevaient une quantité de mamelons rocheux surplombant les alentours.
— Où ? Par qui ?
— Je ne sais pas. Mais je sens des présences.
Elle hésita un moment, puis tendit la main vers un endroit en contrebas, assez proche, semblait-il, de la base de la montagne. Les eaux noires d’une rivière venant de l’est confluaient dans une gorge aux flancs encaissés avec les eaux blanches d’une rivière au débit rapide pour former un nouveau cours d’eau impétueux.
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