Le jour de l’atterrissage arriva. Long, affreusement long. Kennedy n’avait toujours pas trouvé de réponse. Il avait songé à tout, avec angoisse, sauf au projet fou, presque surhumain qui surgit dans son esprit au moment où Sizer vint lui lancer le somnifère contre la décélération. Kennedy porta une main à sa bouche, avala une gorgée d’eau, remercia le médecin qui s’éloignait déjà après lui avoir arraché la gourde. Il inspira profondément et se laissa retomber dans le hamac, les yeux fermés. À l’instant où il fourra la pilule dans sa poche, une peur foudroyante s’empara de lui, lui nouant l’estomac, la gorge, les nerfs: tout! Quelles chances avait-il de s’en sortir vivant? Il n’eut pas le temps de répondre à cette question: le monde entier sembla chavirer brusquement avec le vaisseau qui, maintenant, plongeait à une vitesse vertigineuse vers la Terre, fendant des couches épaisses de nuages comme un bolide. Kennedy s’agrippait farouchement au hamac, serrait les dents, essayait de respirer malgré l’étau invisible qui enserrait sa cage thoracique, la douleur insurmontable qui transperçait ses muscles. Ses oreilles bourdonnaient, se bouchaient et se débouchaient alternativement, au rythme du cœur qui, pris de folie, semblait vouloir bondir hors de sa poitrine. Puis, tout à coup, aussi brutalement que cette phase apocalyptique avait commencé: le silence. La Terre! Seule subsistait l’impression cauchemardesque d’être vidé de ses forces, privé de ses jambes, d’avoir perdu tout contrôle sur ses membres!
L’équipage dormait encore. La porte s’était ouverte, déclenchant automatiquement l’éjection de la passerelle de bord. Par le hublot, Kennedy aperçut des techniciens qui allaient et venaient. Aucun comité d’accueil. Toujours pas de signe de vie dans le vaisseau. Il défit les sangles du hamac à toute vitesse, tentant de bondir sur ses jambes, mais heurta de plein fouet la paroi métallique de la cabine. Abruti par le choc, il s’immobilisa un moment. Commença sa descente vers le cosmodrome, dépassant, le plus naturellement possible, les agents qui s’affairaient déjà autour du vaisseau. Rejoignit l’autoroute à travers champs et sauta dans un taxi en haletant:
— En ville, vite! Foncez!
Le chauffeur démarra en trombe, sans poser de questions à son client qui ne cessait de se retourner. Pas de voiture de police en vue. Kennedy essaya de se détendre, mais réalisa, tout à coup, qu’il ne savait où aller. Chez lui? Trop dangereux! Puis, non! Personne ne songerait à aller l’y chercher. Il donna l’adresse au chauffeur et somnola jusqu’au moment où la voiture stoppa devant la villa dans un crissement de roues. Il paya le chauffeur. Poussa prudemment le portail. La maison était étrangement calme en ce jour torride de juillet. Kennedy avança lentement, regardant sans cesse autour de lui pour le cas où les hommes de la sûreté surgiraient. Il s’immobilisa devant la porte, et au lieu de sonner, appela en se raidissant, comme s’il attendait une rafale de mitrailleuse en guise de réponse:
— Marge?
Silence.
Les stores étaient baissés. Tout à fait inhabituel! Il décida d’entrer sur la pointe des pieds, inspectant minutieusement le moindre recoin et trouva, finalement, sur la table de nuit, une note. Il s’en empara aussitôt:
Ted, j’ai laissé une bande sur le magnéto. Écoute-la, s’il te plaît.
Marge
Subodorant le pire, il se servit un bon verre, brancha l’appareil et s’installa dans un fauteuil. Après un blanc, il entendit sa femme déclarer, sans détours:
Ted, je te quitte. Pas sur un coup de tête. J’y pense depuis longtemps. L’opération Ganymède n’est qu’un catalyseur car, nous ne voyons pas du tout les choses de la même façon. C’est même pour cela que tu as pu travailler tranquillement à ce projet quand moi j’y étais farouchement opposée. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. Mais, rassure-toi, je ne te quitte pas à cause de nos divergences d’opinions politiques, mais parce que nous sommes fondamentalement différents. En conséquence, ce jour où tu pars pour l’espace, je m’en vais, avec Dave…
Kennedy eut un hoquet de surprise. Puis revint à la bande.
… Surtout pas de conclusions hâtives: je ne t’ai jamais trompé. C’est contre mes principes. Mais Dave et moi, nous avions déjà discuté, auparavant, de la possibilité de vivre ensemble. Ton départ nous en a donné l’occasion. C’est tout. Mais je t’en prie, ne sois pas blessé. Ne casse rien. Écoute cette bande deux fois au moins avant d’exploser. Je ne veux rien de ce qui est la maison. J’ai pris les quelques objets qui me tiennent à cœur. Le reste est à toi. Quand tu seras habitué à ta nouvelle vie, je te contacterai pour le divorce. J’ai confié le chat aux Cameron. Prends soin de toi, Ted. À un de ces jours.
Kennedy laissa la bande se dérouler jusqu’au bout. Il pensa à Spalding, à sa femme, secoua énergiquement la tête en murmurant:
— Ces deux-là, ensemble: impossible! Ça ne durera pas.
Calmement, il réécouta la bande et sentit l’émotion lui nouer la gorge peu à peu. Mais ne pleura pas.
Kennedy vida son verre d’un trait et s’en servit un autre. Ce simple geste charria des tas de souvenirs. Un instant, il revit Marge en train de lui préparer son cocktail du soir, mais chassa cette image et revint à la bande qu’il réécoutait pour la quatrième fois, comme si cela pouvait apaiser son chagrin. Il se concentrait sur la façon dont elle disait les choses: simplement, clairement, sans hésitation, sans émotion. On eût dit qu’elle se débarrassait d’un lourd fardeau. Par moments, Kennedy réalisait, avec stupeur, qu’il connaissait mal la femme avec laquelle il avait vécu pendant huit ans! Elle pouvait emmagasiner des choses et les ruminer sans rien dire, jusqu’à ce que la coupe soit pleine! Il éteignit le magnétophone, décidé à oublier Marge, même si cela lui faisait mal. Le nouveau Ted Kennedy savait prendre la vie avec philosophie. Il alluma la télé sur la 72 echaîne; écouta patiemment le spécialiste de service parler de «chaleur persistante en dépit des efforts déployés par le Bureau de l’Ajustement Météorologique». Puis, ce fut l’heure du journal. Le présentateur vedette apparut et annonça:
— Le vaisseau spatial du capitaine Louis Hills, parti pour Ganymède il y a trois semaines, vient d’atterrir au cosmodrome numéro 7 de New Jersey. Selon le capitaine Hills, tout va bien sur le planétoïde. La petite colonie se porte bien. Et maintenant notre page sportive avec…
Furieux, Kennedy éteignit le poste d’un coup de poing sur le bouton. Non seulement on ne parlait pas de son évasion, mais en plus, on continuait de faire croire à l’existence de cette sacrée colonie! Il s’apprêtait à boire une gorgée de whisky quand il réalisa brusquement qu’on ne parlait pas de lui parce que l’on avait lancé des hommes à ses trousses! Il reposa tranquillement le verre, sentant son sang se figer dans ses veines, jeta quelques frusques dans un sac, sans trop savoir où aller. Il leva prudemment chaque store pour voir si les agents de la sûreté nationale n’étaient pas déjà là, prêts à l’épingler: la voie semblait libre. Il saisit vivement son sac, se dirigea vers la porte, mais s’immobilisa, avec un haut-le-corps: le téléphone s’était mis à sonner! Ne sachant que faire, Kennedy le regarda fixement en pensant à Marge. Et si c’était elle? Peu importe! Il quitta la maison à toute vitesse et sauta dans sa voiture. En moins de cinq minutes, il était en ville. La ville consistait en une série de magasins vieillots rassemblés autour d’une grande place où trônait une horloge du XIX esiècle. Il se gara dans la rue principale. Contourna, à pied, la banque, le bureau de poste et entra chez Schiller. Drugstore tenu par un septuagénaire affable et un peu gâteux sur les bords. Dos tourné à la baie vitrée, le vieil homme s’affairait à son rinçoir. Il ne vit pas Kennedy déposer bruyamment une pièce sur le comptoir en demandant:
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