À 05:59 exactement, la jeep s’immobilisa devant le sas qui s’ouvrit aussitôt. Kennedy s’empara du fusil et le pointa dans la direction de Engel, pour le cas où Gunther lui aurait tendu une embuscade.
— Vous êtes seul?
— Ouais. Vous pouvez ranger votre tromblon! Ils dorment tous comme des loirs.
Engel l’aida à pousser la voiture à l’intérieur, à ôter sa combinaison. Il était bien seul, mais mort de trouille.
Il râla:
— J’ai passé la nuit à contempler le plafond de ma chambre. Où diable étiez-vous passé?
Kennedy le foudroya du regard:
— C’est votre affaire?
Il en voulait au linguiste de lui avoir menti. Il le fixa un moment et ironisa:
— Je croyais que les langues agglutinantes étaient d’une simplicité affligeante. Que les Ganys avaient une culture pauvre!
Une lueur ambiguë passa dans les yeux de Engel. Il répliqua froidement:
— Je ne vois pas ce que vous voulez dire.
Furieux, Kennedy le saisit par le bras et souffla:
— Menteur! Vous êtes bien placé, au contraire, pour savoir que les Ganys ont une culture orale extraordinaire. Et vous avez l’intention d’assister à leur massacre sans protester?
Il le relâcha brutalement et conclut sur un ton décidé:
— Croisez-vous les bras, si vous voulez, mais moi, je ne laisserai pas faire!
Puis, les mains tendues en avant, dans un geste de supplication:
— Il faut empêcher ce génocide, Engel. Vous pouvez m’aider!
La mâchoire crispée, le linguiste rétorqua:
— Laissez-moi en paix! Je ne veux pas tremper dans vos manigances!
Kennedy secoua la tête lentement, avec des yeux pleins de détermination et défia:
— Vous m’aiderez, Engel! Que vous le vouliez ou non! Vous ferez quelque chose pour sauver ces gens, au lieu de rester là à aligner des déclinaisons et des verbes transitifs!
Après deux nuits de discussion passionnée avec le chef gany, Kennedy, subjugué, résolut de trouver un subterfuge pour le rencontrer le jour. Il avait l’impression, à la fois exaltante et frustrante, de découvrir, au compte-gouttes, une philosophie profonde, apaisante. Un univers fantastique qu’il allait quitter au bout d’une semaine d’investigations superficielles. Il décida de faire en sorte que l’ethnolinguiste lui serve systématiquement de guide, avec l’aval de Gunther. Mais, au lieu de musarder autour des collines, ils passaient de longs moments à écouter le chef gany, Kennedy notant, avidement, ses propos, Engel manifestant un intérêt réel, mais muet. Ce qui exaspérait Kennedy. Un jour, il explosa:
— Mais dites quelque chose, bon sang! Ces créatures ne sont pas des imbéciles, reconnaissez-le au moins!
Engel avoua, taciturne:
— Vous ne m’apprenez rien. Je le sais depuis le début…
Kennedy émit un rire sec:
— Mais vous préférez vous taire: c’est tellement plus commode!
Engel contra, excédé:
— Je suis payé pour étudier le gany, pas pour casser la baraque!
Kennedy râla, écœuré:
— Vous êtes docile comme un mouton! Moi aussi, j’étais comme vous. Grassement payé pour la boucler. Mais, c’est fini, l’époque du panurgisme! Je vais rassembler des preuves en béton pour couler Bullard! Vous avez vu mon carnet de notes: de la dynamite, n’est-ce pas?
Engel recommanda:
— J’espère que l’explosif ne vous pétera pas dans les mains! Planquez bien vos notes, si vous tenez à votre peau.
L’air soupçonneux, Kennedy menaça:
— Je vous conseille de ne pas en parler à Gunther… à moins que vous vouliez couler avec moi.
Dès qu’ils arrivèrent au poste, Kennedy s’enferma dans sa chambre, avec l’intention de compléter ses notes, plongea distraitement une main sous l’oreiller, mais se figea aussitôt, les yeux immenses: le carnet semblait avoir disparu! Pris d’une peur panique, il souleva l’oreiller, plongea à quatre pattes sous le lit, en priant de toutes ses forces pour que le carnet…
À cet instant précis, la voix rauque de Gunther tonna derrière la porte:
— Kennedy! Ouvrez!
Il resta un moment cloué sur place, sentant les battements de son cœur s’accélérer, puis alla ouvrir. Le directeur était là, escorté par trois hommes, écumant visiblement de rage, en dépit de son regard glacial. Il écarta brutalement Kennedy du coude pour entrer, brandit le carnet et fit:
— Pouvez m’expliquer ce que c’est?
Gardant son sang-froid, Kennedy répondit presque avec désinvolture:
— Ce sont des notes que j’ai rédigées pour mon boulot.
On eût dit que Gunther n’attendait que cela pour exploser. Il rugit:
— Ne me prenez pas pour un imbécile, Kennedy! Vous avez vu des Ganys en secret! Avouez!
Excédé, l’accusé s’étrangla:
— Oui! J’ai discuté avec eux, et alors? Qu’est-ce que ça peut vous foutre?
Au comble de la fureur, Gunther reprit calmement:
— Ce que ça peut me foutre? Je vais vous le dire, moi.
La voix se modula brusquement en un grondement:
— Vous avez violé le règlement! Bafoué la discipline! Semé la pagaille! Personne n’a le droit de désobéir à mes ordres! Vous…
Kennedy l’avait regardé comme on fixe un caractériel en train de piquer sa crise. Il coupa sèchement:
— Ne me bassinez pas avec votre règlement à la noix, Gunther! Je n’ai aucun compte à vous rendre…
Gunther ricana:
— Vraiment?
Se tourna vers ses hommes et ordonna:
— Emmenez-le!
Puis, à Kennedy qui s’était laissé neutraliser sans faire d’histoires:
— On n’aime pas beaucoup les espions chez nous. J’enverrai le carnet à Bullard avec un rapport qui suffira à vous faire pendre!
On boucla Kennedy dans une petite pièce obscure au sous-sol. Pas de lit, pas de livres, aucune ouverture, à l’exception de la porte verrouillée, derrière laquelle un homme faisait la sentinelle. Assis dans un coin, les yeux rivés sur la porte par laquelle filtrait un peu de lumière, Kennedy pensait au chef gany. À cette créature qui lui avait enseigné les secrets de l’espoir, de l’endurance. Il avait appris des tas de choses à l’université, mais jamais on ne lui avait appris à se connaître, à se dominer, à chercher la paix intérieure. Certes, il gravissait les échelons chez Dinoli. Mais, à la réussite matérielle répondait toujours l’angoisse quotidienne. Il avait pris beaucoup de risques, mais ne regrettait rien.
Il sursauta. Quelqu’un trifouillait dans la serrure!
Il bondit sur ses jambes, s’attendant à voir arriver Gunther. À sa grande surprise, c’est l’ethnolinguiste qui entra, tout penaud, tenant maladroitement une grosse clé. Kennedy le fixa sans rien dire, avec des yeux pleins de rancune. Puis, sèchement:
— Qu’est-ce que vous fichez ici?
— Gunther m’a chargé de vous surveiller…
— Et de me faire parler, certainement. Je n’ai que faire de la compagnie d’un mouchard. Dehors!
Le linguiste se disculpa, visiblement peiné:
— Je n’y suis pour rien, je vous le jure! Gunther est soupçonneux de nature. Il a fait fouiller votre chambre en notre absence. J’en suis navré, croyez-moi.
Kennedy rétorqua, amer:
— Pas plus que moi! Je vais rentrer sous bonne escorte, pour finir en prison.
Changeant brusquement de ton:
— Vous êtes retourné au village pour leur expliquer pourquoi je n’y suis pas revenu, j’espère?
Engel murmura, terrifié:
— J’y ai pensé, mais j’ai eu peur.
Kennedy regarda le visage défait du linguiste, puis la clé. Une idée folle se formait dans son esprit. Il consulta sa montre: 03:30. Engel intercepta aussitôt l’idée et glapit:
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