Soulagé, Kennedy souffla:
— Vous m’avez fait peur! À propos, merci pour tout à l’heure. Vous êtes intervenu au bon…
Le linguiste en profita pour placer:
— Justement. Je dois reprendre la brochure, sans délai.
Kennedy sourcilla:
— Reprendre la brochure? Pourquoi?
Engel blêmit instantanément et hoqueta:
— Gunther me tuerait s’il savait que je vous l’ai donnée. Où est-elle?
Kennedy sortit, de dessous l’oreiller, la brochure écornée et la tint bien haut comme pour défier Engel. Comme celui-ci allait s’en emparer, Kennedy la fit passer rapidement derrière son dos. Furieux, Engel hurla:
— C’est un document secret! Rendez-le-moi immédiatement!
Kennedy considéra un moment la grande asperge pâle qui le menaçait et laissa tomber:
— Document secret? Voyez-moi ça! Pourquoi donc?
Au comble du supplice, Engel supplia dans un débit précipité:
— Ça n’a pas d’importance! Ma vie est en danger? Rendez-la-moi!
Kennedy coinça le document sous son aisselle et répondit, catégorique:
— Je n’en ai pas l’intention. Votre travail est passionnant. Vous vouliez m’épater? Eh bien, c’est chose faite. J’ai décidé d’apprendre le gany jusqu’au bout.
Les yeux plantés dans ceux de Kennedy, le linguiste répliqua:
— Donnez-la-moi immédiatement ou je dis à Gunther que vous l’avez volée!
Kennedy persifla:
— Ouh! que c’est vilain de mentir et de faire chanter les copains!
Puis, redevenant sérieux, il fixa le visage défait et sans autorité du linguiste et suggéra:
— Si vous me laissez la brochure, Gunther n’en saura rien. Je vous la rendrai avant mon départ. O.K.?
Engel ne répondit pas. Il tripotait nerveusement ses mains et semblait réfléchir. Kennedy enchaîna:
— Comme vous voudrez! Allez trouver Gunther pour lui dire ce que vous m’avez dit. Mais il suffira que je dise la même chose pour vous coincer sans problème. Car vous aurez du mal à expliquer pourquoi vous m’avez protégé, tout à l’heure.
Engel haussa les épaules sans grande conviction:
— Gunther ne vous croira pas. Il a confiance en moi.
Kennedy gloussa:
— Me faites pas rire! Gunther est un paquet de nerfs. Il n’a même pas confiance en son ombre. Reprenez le dico, et je lui dis tout. Ma parole contre la vôtre.
La mort dans l’âme, le linguiste céda:
— D’accord, mais la prochaine fois, évitez de la ramener! Bouclez-la, quand vous serez en présence de Ganys! Je n’ai aucune envie de mourir et encore moins ici.
Kennedy rit de la trouille qui animait les yeux et les gestes du linguiste et promit:
— C’est entendu. La prochaine fois, je la bouclerai.
Puis:
— Au fait: ils reviennent bien la semaine prochaine, non?
Amer, Engel jeta:
— Allez demander à Gunther!
Kennedy insista, dubitatif:
— Il se pourrait qu’il n’y ait pas de prochaine fois, n’est-ce pas?
Engel ignora la question. Et regagna sa chambre. Sans un mot.
Trois jours passèrent, calmes, sans incident. Kennedy entamait sa deuxième semaine sur Ganymède et s’absorbait dans l’étude de la langue locale. Tard dans la nuit, il répétait des phrases à haute voix au désespoir de son voisin qui devait donner de grands coups hargneux contre le mur pour le faire taire.
Une nuit, Gunther lui permit de sortir en compagnie de Palmer, le géologue. C’était un jeune homme d’abord facile, décontracté et plutôt direct. Dès qu’ils eurent franchi le sas, Kennedy leva les yeux vers le ciel et les referma aussitôt en hoquetant de surprise. Autour de Jupiter, figé dans l’espace, trois lunes exécutaient un ballet à la limite du cauchemar et du fantastique. Elles apparaissaient successivement dans la nuit noire comme par enchantement, avançaient vers l’énorme planète en tourbillonnant sur elles-mêmes à une vitesse vertigineuse, puis s’éclipsaient.
Les yeux rivés au ciel, Kennedy suivait ce spectacle ahurissant sans trop y croire. Palmer, lui, fixait le sol. Il émanait de la neige bleutée et étrangement belle, dans la nuit, un silence irréel qui semblait le subjuguer.
Kennedy se tourna vers lui et souffla, halluciné:
— Fabuleux, n’est-ce pas?
Le géologue sourit:
— La première fois, oui! C’est beau à couper le souffle, mais au bout de huit mois, on s’en lasse!
Il marqua une courte pause avant de proposer:
— Si on rentrait? Je tombe de sommeil.
Kennedy hésita un moment et suggéra:
— Je préférerais aller voir un village gany.
Comme il s’y attendait, Palmer répliqua:
— Il vous faudrait une autorisation écrite de…
Le geste las, Kennedy changea aussitôt de conversation, tout en suivant Palmer qui rebroussait déjà chemin:
— J’ai cru comprendre que vous avez trouvé des minerais uraniques ici.
La porte du sas se referma. Ils ôtèrent leurs combinaisons. Palmer reprit:
— Des éléments transuraniques? Sur Jupiter peut-être, mais pas ici…
Il ajouta dans une sorte de sourire:
— … à moins que nos connaissances concernant la composition des écorces planétaires soient erronées!
La sincérité de Palmer ne faisait aucun doute. Kennedy n’y comprenait plus rien. Perplexe, il insista:
— Pourtant, la documentation mise à notre disposition par Bullard précise que l’abondance de minerais radioactifs, sur Ganymède, pourrait provenir de la présence d’éléments transuraniques à l’état pur.
Palmer secoua la tête d’un air navré, et expliqua calmement:
— Écoutez: j’ai passé cette région à la poêle pendant six mois. S’il y avait des éléments transuraniques ici, je serais le premier au courant, vous pensez pas?
Kennedy approuva d’un signe de la tête. Palmer conclut, sans hésitation:
— Croyez ce que vous voulez. Pour ma part, je sais qu’il y a ici des minerais radioactifs en quantité dérisoire. Vraiment rien qui vaille la peine de se lever la nuit en tout cas. Je vais même me coucher!
Kennedy l’accompagna du regard un moment, puis regagna sa chambre tout en réfléchissant. Il supposa avec un soupir de consternation:
— C’est clair: Bullard et ses sbires ont décidé de s’approprier cette planète, pour des raisons hégémoniques, sans avoir à débourser un rond. Les troupes des Nations Unies feront le boulot à leur place.
Il avait murmuré ces mots, sans trop y croire: un tel projet conçu par des Terriens. Cinquante ans après la pacification de leur planète!… Pourquoi pas, après tout?
Pensant à la technologie primitive des Ganys, Kennedy conclut:
— Les guerres d’oppression n’ont cessé, sur Terre, qu’à partir du moment où l’humanité entière a accédé à l’égalité technologique: les Ganys ont remplacé les Peaux-Rouges d’autrefois, parce qu’il n’y a plus rien à conquérir sur Terre.
Le lendemain, Kennedy rencontra Gunther par hasard et demanda:
— Le chef de village revient bien demain, n’est-ce pas?
Gunther se donna une tape sur le front et s’exclama:
— Oh! J’avais oublié de vous dire: la visite a été reportée à une date ultérieure.
Méfiant, Kennedy sourcilla. Gunther expliqua, d’un air navré:
— Vous ne les reverrez certainement pas. Ils célèbrent, depuis hier, une saison sacrée qui leur interdit tout contact avec des étrangers.
Kennedy eut un faible sourire et laissa tomber:
— Elle se termine quand, cette saison?
— Dans cinq jours. Un mois terrestre si vous préférez.
Flairant un coup monté, il se contenta de remarquer:
— Dommage. Je serai déjà parti. Il ne me reste plus qu’une semaine à passer ici.
Gunther haussa les épaules et s’éloigna. Kennedy réfléchit un moment et décida d’aller voir Engel.
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