Comme Kennedy sourcilla, le linguiste expliqua:
— Les Ganys ne connaissent pas l’écriture. La communication se limite par conséquent à l’oralité. Et dans ces cas-là, la langue se résume à un assemblage de mots-thèmes.
Kennedy hocha la tête, sans bien comprendre:
— Vous avez des transcriptions?
Engel suggéra, avec une pointe de fierté dans la voix:
— J’ai même conçu un lexique. Si ça vous intéresse, passez me voir. J’occupe la chambre d’en face. Pour l’instant, je vais rejoindre Gunther, il m’attend.
Dès le lendemain, Kennedy commença son entraînement sous la férule de Jaeckel. Un cosmonaute presque aussi rude que Gunther. La leçon dura quatre heures. Quatre longues heures au cours desquelles Kennedy réussit péniblement à se moucher sans se priver d’oxygène, à s’essuyer le front et à aérer la combinaison. Quand il regagna sa chambre, il était lessivé, exténué.
Le jour vint enfin où Gunther lui permit de sortir. Tout excité, Kennedy suivait Jaeckel dans la neige fraîche qui cédait sous leurs pas, regardant sans cesse autour de lui, comme si quelque Gany pouvait surgir des énormes rochers noirs qui émergeaient du sol, ici et là. Jaeckel l’emmena voir un lac de paraffine. Bien en équilibre sur ses jambes, Kennedy se pencha vers la matière épaisse et figée qu’aucune vie ne semblait animer. Le lac lui renvoyait l’image d’un robot grotesque et malhabile: rien d’autre. Plutôt déçu, il s’informa:
— Il y a quelque chose dessous?
Le geste vague, le cosmonaute supposa:
— Des grenouilles, des escargots, sans doute.
Kennedy s’étonna:
— Vous n’en n’êtes pas sûr?
La curiosité scientifique ne semblait pas étouffer les hommes de la SDEE. Jaeckel répondit sur un ton dégagé:
— Difficile sans bateau, sans matériel de pêche! Mais, d’après les radars, il y aurait des tas d’espèces animales, et même des poissons. L’équivalent terrestre, bien sûr.
Il marqua une courte pause avant de conclure:
— Vous savez, il n’y a pas grand-chose à voir ici, en dehors des lacs de paraffine, des montagnes et de la neige.
Sceptique, Kennedy insista:
— Et la végétation? Il n’y a donc pas d’arbres ici?
Jaeckel lui fit faire rapidement le tour d’une «forêt»: un assemblage de maigres arbrisseaux rabougris dont les feuilles extrêmement plates et rigides semblaient s’orienter vers le ciel pour capter le maximum de lumière.
La promenade se termina sur une note de déception mêlée de suspicion, Kennedy ayant eu la nette impression que Jaeckel voulait se débarrasser de lui… à moins qu’il n’y ait effectivement rien à voir sur cette planète. Kennedy en doutait. Une seule chose l’obsédait: les Ganys. Il voulait les voir de près, les entendre, les toucher même. Mais Gunther se montrait ou vague ou irrité lorsque Kennedy évoquait la possibilité de les rencontrer. En revanche, on lui laissait la liberté de circuler dans les bâtiments, d’utiliser la bibliothèque à son gré. Au bout de trois jours passés à lire des… romans de science-fiction, Kennedy commença à trouver le temps long. Il décida d’aller voir Engel. Celui-ci le reçut avec un vaste sourire et s’empressa de le faire entrer. La chambre était identique à celle de Kennedy, avec, en plus, une table de travail jonchée de papiers sur lesquels Kennedy crut reconnaître des arbres syntagmatiques.
Reprenant une conversation interrompue deux jours plus tôt, Kennedy s’enquit:
— Ça ressemble à quoi, la langue gany?
Le linguiste sourit:
— À une série de grognements inintelligibles de prime abord, mais très simples en fin de compte. Les ganys ont un vocabulaire usuels de 1000 mots environ et un vocabulaire résiduel de 4000 mots. Ce qui est fort peu…
Kennedy coupa:
— Comment ça marche?
Engel prit une feuille de papier, et tout en écrivant, expliqua:
— Voyez-vous, les Ganys ne sont pas comme nous encombrés de résidus de protolangue telle que l’indo-aryen. Prenons le mot guerrier, par exemple. Il est issu de trois concepts: homme-à-la-lance. C’est cela, une langue agglutinante. On ne s’embarrasse pas de mots nouveaux. On se contente de créer de nouveaux concepts en additionnant des thèmes de base. En fait, le gany est d’une simplicité enfantine. Ils n’ont, pour ainsi dire, pas de culture.
— Peut-on en conclure que ces «gens» sont d’une intelligence limitée?
Le linguiste éclata de rire:
— Non. Les choses sont plus compliquées que cela. Les Ganys ne sont pas des ringards, si c’est cela que vous voulez dire. Ils ont, au contraire, un esprit très vif, et ils communiquent très bien malgré, ou avec un vocabulaire restreint. Mais il semble que ce soit le reflet d’un environnement plutôt statique, de conditions de vie apparemment immuables. Regardez!
Le linguiste lui tendit une brochure ronéotypée et annonça fièrement:
— Ce sont mes notes. J’ai l’intention d’en faire un dictionnaire étymologique et philologique.
Kennedy feuilleta le petit document d’une cinquantaine de pages que l’ethnolinguiste semblait considérer comme une somme et apprécia, avec une moue admirative:
— Travail considérable, n’est-ce pas?
Engel hocha la tête et suggéra:
— Gardez-la quelques jours, si cela vous intéresse.
Faute de divertissement, Kennedy accepta. Il regagna sa chambre et se plongea dans l’étude de la langue extra-terrestre, sans grand enthousiasme. Mais, au bout d’un moment, il se surprit à murmurer des phrases, en veillant à ce qu’elles soient conformes au système phonétique mis au point par Engel.
Le lendemain matin, une tempête violente s’abattit sur la région, menaçant d’engloutir les bâtiments sous des dunes de neige. Immobile dans la cour, Kennedy regardait, avec une curiosité mêlée d’horreur, un torrent d’ammoniaque solide se déverser rageusement sur la plaine dans un fracas de fin du monde. Le paysage, si calme d’ordinaire, semblait subitement pris de folie: le vent fouettait la neige avec fureur, sifflait, grondait, hurlait, envoyait des vagues duveteuses tourbillonner dans l’espace tourmenté et absolument blanc, sculptait la neige fraîchement tombée en d’étranges figures spiriformes. Bientôt vint le silence… l’ennui.
Le cinquième jour, Kennedy poursuivait son apprentissage linguistique quand on frappa impérieusement à sa porte. Il fit disparaître la brochure sous son oreiller, ayant reconnu la voix rauque de Jaeckel qui haletait:
— Descendez vite! Il y a des indigènes dehors.
Kennedy ne se le fit pas dire deux fois. Il dévala les escaliers menant à la salle commune où Gunther, déjà en combinaison, semblait l’attendre:
— Magnez-vous! gronda-t-il, aimable, tandis que Kennedy, excité comme un pou, enfilait maladroitement sa combinaison.
Ils étaient quatre. À quelques mètres du sas qui venait de s’ouvrir. Nus, à l’exception du petit bout d’étoffe grisâtre entourant leurs reins. Kennedy les scrutait intensément: ils avaient un teint cireux, des bouches en forme de demi-cercle tristes et sans lèvres. Gunther expliqua, presque détendu:
— Ceux-ci viennent de la tribu la plus proche, à une trentaine de kilomètres à l’ouest. Ils viennent nous voir une fois par semaine — terrestre — pour faire un brin de causette.
Fasciné, Kennedy écouta un Gany parler à Gunther d’une voix basse, monocorde. Il put même saisir quelques mots. Certes, il était loin de maîtriser la langue, mais ce qu’il crut comprendre l’intéressait énormément. Avec un masque dénué d’expression intelligible, le Gany semblait dire:
— Encore une fois… laissez-nous… êtres haineux… ingérence… quand vous serez partis… bientôt…
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