Robert Silverberg - Operation Ganymède

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Cosmodrome numéro 7. Le grand jour était arrivé. Le jour du grand voyage. Un voyage que Kenedy redoutait. Les réacteurs soufflaient un vent chaud sur la vaste plaine aride du New Jersey, où se tenait, solitaire, le vaisseau spatial.
Lugubre, il fixait l'engin qui, bientôt, l'emmènerait dans l'espace, en pensant au dernier voyage… à la mort !

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— Le pionnier de la cosmo-pub est enfin parmi nous!

«Pourquoi il m’appelle comme cela?» pensa Kennedy qui, visiblement intimidé, avançait d’un pas hésitant.

Avec un enthousiasme que Kennedy ne lui connaissait pas, Dinoli, les bras tendus en avant, s’écria:

— Approchez, Ted! Approchez donc! M. Bullard (il désigna le colosse) aimerait tant faire votre connaissance!

L’homme le fixait, effectivement, avec une sorte de curiosité mêlée d’admiration. Kennedy l’examina rapidement: deux mètres environ. Un cou massif planté brutalement sur de puissantes épaules. Des sourcils broussailleux assombrissant un visage aux traits rudes: le tout donnant une impression de force herculéenne.

Dinoli fit les présentations avec une amabilité exagérée:

— M. Bullard, président-directeur général de la SDEE. Ted Kennedy, troisième échelon, certes, mais créatif de génie!

Bullard tendit une main puissante en avant et écrasa chaleureusement celle de Kennedy en disant d’une voix quelque peu nasillarde:

— Enchanté! M. Dinoli m’a beaucoup parlé de vous, de votre travail. Il me tardait, effectivement, de vous rencontrer pour vous féliciter.

Soulagé et perplexe à la fois, Kennedy bredouilla des remerciements polis, écoutant attentivement le P.D.G. qui disait sur un ton affable:

— D’après ce que j’ai compris, c’est vous, le responsable de la colonie dont les faits et gestes tiennent le monde entier en haleine depuis plus d’un mois. Bravo! C’est un concept brillant!

Fatigué de remercier, Kennedy se contentait de répondre par des hochements de tête accompagnés de brefs sourires contraints. Quelque chose le troublait dans cet accueil chaleureux, dans la mièvrerie quasi caricaturale de Dinoli. Il se faisait l’effet d’un homme prêt à subir une attaque, sans savoir d’où le coup viendrait. Bullard semblait décidé à l’encenser:

— Je crois savoir, disait-il, que vous vous occupez de la colonie tout seul…

Kennedy secoua négativement la tête et s’apprêtait à parler de Spalding, mais Dinoli l’en dissuada d’un coup d’œil menaçant et remarqua avec empressement:

— Ted est très modeste, vous savez. Il s’en occupe tout seul, mais il ne le dira pas. D’habitude…

Abasourdi, Kennedy regardait Dinoli mentir sans vergogne et faire, à son propos, des commentaires de père attendri par son rejeton surdoué. Il se garda de protester, mais ses doutes se confirmèrent: ça sentait la magouille. Dans quel but? La réponse ne se fit pas attendre:

— Monsieur Kennedy, je vais vous faire une offre exceptionnelle…

Les mots venaient bien de Bullard, mais le ton grave sur lequel ils avaient été prononcés semblait signifier que les salamalecs étaient terminés, qu’on allait passer aux affaires sérieuses. Les yeux plantés dans ceux de Kennedy, le P.D.G. expliqua sans détour:

— Vous avez réussi à passionner les foules avec des informations de deuxième main, des produits de votre imagination. C’est bien, mais ce serait encore mieux si vous alliez collecter les données sur le terrain!

Bullard marqua une courte pause avant de conclure:

— Je vous offre le voyage!

À cet instant précis, Kennedy émit une sorte de glapissement indéfinissable. Il se sentait incapable d’articuler des mots humains. Le sol semblait se dérober brusquement sous ses pieds. Au bout d’un moment, il réussit à bégayer:

— C’est… c’est… c’est que…

— Je comprends votre émotion, traduisit Bullard, aimable.

Il fit un vaste sourire à Kennedy qui, affolé, appelait Dinoli au secours des yeux. Peine perdue. La moue de celui-ci semblait vouloir dire: «Ose refuser et je t’arrache la peau des fesses.» Coincé, Kennedy réfléchissait rapidement: «Si je refuse, Dinoli me vire! Si j’accepte, Marge me quittera certainement! Dans les deux cas, je suis cuit.» Il décida de gagner du temps:

— Je suis agréablement surpris par votre offre, monsieur Bullard. Mais, si vous pouviez me laisser le temps de réfléchir, d’en parler à ma femme…

— Certainement! Le vaisseau ne part que jeudi prochain après tout. Vous pouvez nous donner votre réponse mercredi soir. Ça suffira largement. Vous êtes libre de refuser, bien sûr. Mais je suis convaincu qu’un petit séjour de trois semaines sur Ganymède donnera plus de crédibilité à la campagne.

Kennedy quitta la pièce d’un pas délibérément lent pour ne pas céder à l’impulsion qui lui commandait de courir. Dès qu’il fut dans l’ascenseur, il se prit la tête entre les mains et grommela:

— Doux Jésus… comment vais-je me sortir de ce pétrin?

Puis, dans un sursaut de révolte comique: «Je n’irai pas: là! Pas question d’aller se geler trois semaines sur un bloc de glace! C’est absolument hors de question! Je raconterai n’importe quoi, mais je refuse d’y aller.»

Quand Kennedy arriva à son bureau, sa détermination n’était plus qu’un vain mot. Ravagé par l’angoisse, il se laissa tomber sur son fauteuil sans un mot. Alarmé, Spalding demanda:

— T’as échappé à la guillotine ou quoi? T’es pas viré, au moins?

Kennedy secoua la tête d’un air las et souffla:

— Non, hélas…

— Hé, ho! Tu me fais peur! Qu’est-ce qui t’arrive?

— La direction me donne la chance inespérée d’aller passer trois semaines sur Ganymède. J’en suis ivre de bonheur… ça se voit pas?

— Le prends pas comme cela. Moi, je trouve ça formidable! À ta place, j’accepterais sur-le-champ.

— On voit bien que t’es pas marié, répliqua Kennedy qui, croyant percevoir une lueur d’avidité dans les yeux de Spalding, traduisit froidement: Ça t’arrangerait que je m’en aille, hein? Comme ça tu pourras t’occuper de la colonie tout seul… au moins jusqu’à la prochaine crise de foie professionnelle. Après quoi, il faudra attendre que je revienne pour réparer les dégâts…

Les yeux étincelants de rage, Spalding trancha:

— Ne me parle pas sur ce ton! Ça fait cinq semaines que nous travaillons ensemble. Je ne t’ai jamais lâché, que je sache? J’ai bossé dur, comme toi. Mais tu es libre de te croire indispensable.

Kennedy dut admettre qu’il n’était effectivement pas indispensable. Le jeune homme faisait bien son boulot et pouvait parfaitement le remplacer sans que le projet en souffre. Confus, Kennedy lui donna une petite tape sur l’épaule et s’excusa:

— Je suis désolé, Dave. J’ai eu un week-end éprouvant. Je ne voulais pas être indélicat. On se remet au travail?

Spalding esquissa un sourire et fit:

— Je comprends ton inquiétude. T’as pas envie de laisser Marge toute seule…

— Oh! m’en parle pas. Je l’entends déjà pousser des hurlements quand je lui en parlerai. C’est pas compliqué: elle déteste rester seule la nuit! Enfin on verra…, conclut-il en sortant de son tiroir une pile de biographies.

Il en examina une rapidement et fit:

— Je crois qu’il est temps de coller un môme à Mary Wells. Passe-moi le dossier médical, s’il te plaît.

Spalding lui remit une chemise contenant un inventaire des maladies que pouvaient contracter les colons et la photo d’une jeune blonde charmante. Un photomontage, fabriqué de toutes pièces par les techniciens de l’agence.

Spalding rédigea les citations de la future maman heureuse, accompagnées des déclarations émues du futur papa et conclut avec les considérations de l’intarissable Lester Brookman. Pendant ce temps, Kennedy, lui, cherchait la photo du futur père dans le dossier iconographique. Il envisagea un instant de faire avorter Mary Wells au bout de trois mois, puis rejeta cette idée: faible pouvoir de mobilisation. Incident peu productif… il valait mieux prévoir des quintuplés! Il inscrivait ce détail dans son agenda lorsque Haugen frappa un coup sec sur sa table et dit:

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