Kennedy quitta discrètement le motel, sans déjeuner. Affligé par ce qu’il venait d’entendre. Certes, il savait la foule malléable, crédule. Il savait que les gens pouvaient marcher au quart de tour pour peu qu’on leur présente les choses sous un certain angle. C’était élémentaire dans la publicité! Mais, pour la première fois, il voyait ce principe opérer à grande échelle: l’on doutait de tout, sauf des informations diffusées par les médias, si cocasses soient-elles! C’est cela qui terrifiait Kennedy. Il se demandait, avec horreur, comment il avait pu travailler dans un métier où l’on quantifiait scientifiquement les émotions humaines pour les exploiter! Pour la première fois, il voyait, non pas des statistiques de marketing, mais des êtres humains en train de réagir. C’était tout simplement affreux!
Tard, cette nuit-là, Kennedy atterrit dans un hôtel vétuste de New York et s’y inscrivit sous un faux nom. C’était en fait une pension de vieillards, rassemblant une vingtaine de rescapés du vingtième siècle. Au réfectoire, il mangeait tout en écoutant un petit bonhomme fripé évoquer, avec émotion, la révolution de mai 68, la guerre du Viêt-Nam, la formidable explosion de joie déclenchée à la suite de la signature du célèbre Pacte de Maracaibo, en 1995. Toutes les nations du monde avaient décidé, d’un commun accord, de détruire leurs stocks d’armes, de renoncer à jamais à la Guerre! Le vieillard en avait les larmes aux yeux. Las d’écouter les radotages, Kennedy acheta un journal à la réception et monta dans sa chambre: sorte de placard à balai aux murs fissurés et trempés d’humidité. Il plongea, tout habillé, dans le lit et se mit à lire le journal, faute de divertissement: le calme était revenu sur Ganymède. La météo annonçait de fortes chaleurs, et même des orages. Kennedy éplucha le moindre article, pour tuer le temps. Même les annonces, qu’il sautait d’ordinaire. L’une d’elles retint son attention:
T. chéri, peux-tu me pardonner? Je me suis trompée. Sois à la maison jeudi à 20 heures. Je t’aiderai, mon amour. M.
Intrigué, il relut l’annonce plusieurs fois, flairant un piège. Puis se sentit tout honteux de douter de sa femme et décida d’aller au rendez-vous.
Kennedy poussa le portail, vérifia d’un coup d’œil circulaire que la voie était libre, se mit à avancer, P.38 au poing, regardant sans cesse autour de lui. Il émanait de la villa abandonnée un silence suspect. Pas une fenêtre ouverte. Aucun signe de vie. Partout, des herbes folles avaient poussé à la place du gazon. Il saisit vivement la poignée de la porte, la poussa d’un coup sec, surprenant Marge qui poussa un petit cri sur son siège, mais ne bougea pas. Elle promenait un regard terrifié autour de la pièce et semblait avoir vieilli de dix ans en quelques mois. Bouleversé, Kennedy s’élança vers elle en s’écriant:
— Marge!
Pour un peu, il lui aurait dit qu’elle était méconnaissable avec ses cheveux filandreux et les poches noires qui maintenaient, cernaient ses yeux. La jeune femme abrégea l’étreinte, et visiblement au bord des larmes:
— J’ai prié de toutes mes forces pour que tu ne voies pas cette annonce, Ted…
Kennedy l’interrompit, sans comprendre:
— Prié pour que je ne la voie pas? Ça veut dire quoi, ça?
Marge n’eut pas le temps de répondre. Une voix masculine provenant de la cuisine avait tranché, sec:
— Que tu es cuit, Kennedy!
Surpris, celui-ci pivota sur lui-même, prêt à tirer, découvrant, avec stupeur, l’homme qui avait surgi devant lui, un revolver à la main:
— Spalding!
— En personne!
Méconnaissable, lui aussi! Il avait maintenant une gueule de petit malfrat mal rasé sur laquelle luisaient des yeux durs, extrêmement mobiles. On eût dit un repris de justice en cavale. Roulant des mécaniques, il considéra Kennedy d’un air amusé et gloussa:
— T’as l’air fin, avec ton joujou…
Le ton se durcit brusquement:
— Aller, mains en l’air, Kennedy, ou je te descends! Marge! Désarme-le et n’essaie pas de me rouler ou je te refroidis toi aussi.
Sans hésitation, Kennedy balança le P.38 à sa femme en ironisant:
— Mais c’est le parfait amour, à ce que je vois!
Puis, fixant froidement Spalding:
— Où veux-tu en venir?
Spalding ne l’impressionnait pas du tout: il essayait de jouer au dur, mais tenait son revolver d’une main légèrement tremblante. Poursuivant son numéro de caïd, il laissa tomber:
— J’ai proposé à Dinoli de te coincer en échange d’une méchante promotion. Je te conseille de ne pas faire le con: j’ai déjà alerté la sûreté!
Nullement ébranlé, Kennedy remarqua, sarcastique:
— Hé! Hé! L’argent t’intéresse, brusquement? Je croyais que vous étiez tous les deux de purs esprits crachant sur les bassesses maté…
Spalding coupa, haineux:
— Oh! Ne le prends pas sur ce ton, Kennedy! Tu n’en menais pas large, quand t’étais à l’agence. Comme carpette, on ne faisait pas mieux!
Il ajouta, fièrement:
— Moi, au moins, j’ai essayé de réagir. J’ai tout plaqué, mais j’ai vite compris que je n’irais pas loin sans fric. Alors, j’ai réintégré les rangs…
Kennedy conclut:
— … En te servant de moi comme tremplin. Beau calcul!
Se tourna vers Marge et ricana:
— C’est fou, ce qu’il est vertueux, ton Roméo! Brave, honnête, perspicace et maintenant téméraire! La médaille du mérite national n’est pas loin. À ce rythme vous finirez à la Maison B…
— Ta gueule, Kennedy! La ferme ou je te flingue!
Spalding avait hurlé ses mots, braqué le revolver sur Kennedy comme pour tirer, mais manquant visiblement de cran, il agrippait furieusement l’arme de sa main tremblante. Affolée, Marge supplia dans un cri strident:
— Ne le pousse pas à bout, Ted! Il est capable de te tuer! Il est devenu fou! Ne dis rien, Ted!
Kennedy gloussa. Renchérit sans quitter Spalding des yeux:
— C’est lui qui tient le revolver, jusqu’à preuve du contraire! Mon laïus te plaît pas, Dave? Eh bien, tire! Tire, mon vieux! Qu’est-ce que t’attends?
Spalding émit une sorte de rire nerveux:
— Me prends pas pour un demeuré, Kennedy. Ta carcasse ne vaut rien. Personnellement, je te descendrais bien, mais Dinoli, lui, te veut vivant. Tu piges?
Kennedy ne répondit pas, mais fixait toujours Spalding. Le tic-tac sonore de la pendule de la cuisine venait de lui donner une idée. Il porta une main à sa gorge, feignant d’avoir soif:
— Marge, veux-tu m’apporter un grand verre d’eau, plein à ras bord, s’il te plaît?
La jeune femme consulta Spalding du regard. Celui-ci approuva et lança:
— Ramène-m’en un aussi, pendant que tu y es… poulette!
Tout en priant pour que Marge ait compris le message, Kennedy reprit, sur un ton navré:
— Je suis déçu, Dave. Oh! Pas par toi, mais par Marge. Je la croyais plus perspicace, plus futée que cela. Mais force est de reconnaître qu’avec toi, elle s’est lourdement trompée. C’est curieux: pour moi, t’as toujours été un minable. Et je ne suis pas le seul à être de cet avis!
Spalding émit un rire sec. Puis, la mâchoire anguleuse:
— Qu’est-ce que tu veux que cela me foute, Kennedy? Pour l’instant, le minable, c’est toi, il me semble.
Il désigna fièrement le revolver et conclut:
— C’est moi qui te tiens! T’es fait comme un rat, et mort de trouille. Alors cause toujours, Berthe, tu m’intéresses!
À cet instant, Marge revint avec un grand verre d’eau et le tendit, avec mille précautions, à Spalding. Comme celui-ci fit le geste de le saisir, elle le lui balança en pleine figure, profita de cette seconde de surprise pour le faucher d’un croc-en-jambe fulgurant, s’écarta pour laisser passer Kennedy qui, déjà, se jetait sur Spalding comme un tigre bondit sur sa proie. Les deux hommes s’engagèrent dans une lutte acharnée, Kennedy tentant désespérément de bloquer la main armée de son adversaire, Spalding se débattant farouchement pour orienter l’arme vers Kennedy. Puis, tout se passa très vite. Kennedy entendit, plus qu’il ne vit, une balle percuter le front de Spalding qui se cabra dans un cri horrible de bête égorgée, avant de se relâcher d’un coup, les yeux déjà vitreux. D’abord pétrifié, il resta là à le fixer d’un air halluciné. Puis, pris d’une peur panique, recula d’un bond jusqu’à Marge. Elle tremblait de tous ses membres, comme prise d’une fièvre soudaine, claquait frénétiquement des dents, mais s’obstinait à parler:
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