Wendel n’aimait pas l’apesanteur et si elle avait voulu profiter de ses privilèges de capitaine, elle aurait pu insister pour que le vaisseau tourne constamment sur lui-même, produisant ainsi un effet centrifuge qui assurait une certaine impression de pesanteur. Elle savait parfaitement bien qu’on calculait plus facilement une trajectoire de vol quand le vaisseau restait immobile relativement à l’univers pris dans son ensemble, mais le faire sous une vélocité rotationnelle constante n’en augmentait pas trop les difficultés.
Néanmoins, insister pour qu’on établisse une telle rotation aurait été irrespectueux pour la personne qui travaillait sur l’ordinateur. Encore l’étiquette.
Tessa Wendel s’assit et Crile Fisher ne put s’empêcher de remarquer (avec un sourire intérieur) qu’elle vacillait légèrement. Bien qu’issue d’une colonie, elle ne s’était jamais habituée à l’espace. Alors que lui, tout Terrien qu’il était (encore un sourire secret … de satisfaction cette fois) pouvait se déplacer en apesanteur comme s’il y était né.
Chao-Li Wu respira à fond. Il avait un visage large, le genre de visage qui semble aller avec une petite stature, mais il était plus grand que la moyenne. Ses cheveux bruns étaient raides et ses yeux, nettement bridés.
« Capitaine, dit-il d’une voix douce.
— Qu’y a-t-il Chao-Li ? Si vous me dites qu’un problème est apparu dans la programmation, je vais être tentée de vous étrangler.
— Aucun problème, capitaine. Aucun. Il y a même une telle absence de problèmes que je me suis dit que nous avions terminé et pouvions revenir vers la Terre.
— Revenir vers la Terre ? Pourquoi ? Nous n’avons pas encore accompli notre tâche.
— Je pense que si, capitaine, répliqua Wu avec un visage dépourvu de toute expression. Nous ne savions pas quelle était notre tâche, au début. Or, nous avons élaboré un système pratique de vol supraluminique que nous n’avions pas quand nous sommes partis.
— Je sais cela, et alors ?
— Nous n’avons aucun moyen de communiquer avec la Terre. Si nous continuons maintenant vers l’Étoile voisine et s’il nous arrive quelque chose, la Terre n’aura jamais de vol supraluminique pratique. Ceci peut affecter gravement l’évacuation de la Terre lorsque l’Étoile voisine approchera de notre système. Je sens qu’il est important que nous revenions rendre compte de ce que nous avons appris. »
Wendel l’avait écouté attentivement. « Je vois. Et vous, Jarlow, qu’en pensez-vous ? »
Henry Jarlow était grand, blond et austère. Son visage arborait une expression mélancolique qui donnait une impression totalement fausse de son caractère, et ses longs doigts avaient quelque chose de magique lorsqu’ils besognaient dans les entrailles d’un ordinateur ou de tout autre appareil du bord.
« Je pense que Wu a raison, dit-il. Si on avait la communication supraluminique, on pourrait envoyer l’information à la Terre et continuer. Ce qui nous arriverait après n’aurait pas beaucoup d’importance, sauf pour nous. Mais on ne peut pas garder secrète la correction gravitationnelle.
— Et vous, Blankowitz ? » demanda calmement Wendel.
Merry Blankowitz s’agita, mal à l’aise. C’était une petite jeune femme dont les longs cheveux noirs étaient coupés droit, juste au-dessus des sourcils. Cette frange, la délicatesse de sa structure osseuse et ses mouvements rapides et nerveux, la faisaient ressembler à une Cléopâtre en miniature.
« Je ne sais pas. Je n’ai pas d’idées bien définies à ce sujet, mais les hommes m’ont un peu persuadée. Vous ne croyez pas que c’est important de faire parvenir l’information à la Terre ? Nous avons découvert des effets cruciaux au cours de ce voyage et nous avons besoin de navires meilleurs et en plus grand nombre, avec des ordinateurs conçus pour prendre en compte la correction gravitationnelle. Nous pourrons alors effectuer une seule transition entre le Soleil et l’Étoile voisine et le faire sous des forces gravitationnelles plus intenses, si bien que nous pourrons partir plus près du Soleil et arriver plus près de l’Étoile voisine, sans avoir besoin de perdre des semaines aux deux extrémités. J’ai l’impression qu’il faut que la Terre soit au courant de cela.
— Je vois, dit Wendel. Le point essentiel, me semble-t-il, c’est : ne serait-il pas plus sage de rapporter tout de suite à la Terre l’information de la correction gravitationnelle ? Wu, est-ce aussi essentiel que vous le laissez entendre ? Vous n’avez pas eu l’idée de cette correction ici, sur le vaisseau. Il me semble que nous en avons discuté il y a des mois. » Elle réfléchit un moment. « Presque une année.
— Nous n’en avons pas vraiment discuté, capitaine. Vous vous êtes emportée et vous ne m’avez pas écouté, autant que je m’en souvienne.
— Oui. J’ai reconnu que je m’étais trompée. Mais vous avez dû mettre cela par écrit. Je vous ai dit de faire un rapport officiel et que je l’examinerai quand j’en aurais le temps. » Elle leva la main. « Je sais que je ne l’ai pas fait et je ne me souviens même pas de l’avoir reçu, mais je suppose, Wu, que tel que je vous connais, vous avez rédigé ce rapport en détails, avec tout le raisonnement et les mathématiques qu’on pourrait souhaiter. Ne l’avez-vous pas fait et ce rapport n’est-il pas dans les archives ? »
Les lèvres de Wu se pincèrent, mais le ton de sa voix resta le même. « Oui, j’ai préparé un rapport, mais c’était de la pure spéculation et je suppose que personne n’y a prêté attention … pas plus que vous, capitaine.
— Pourquoi non ? Tout le monde n’est pas aussi stupide que moi.
— Même si on y a prêté attention, ce n’était rien de plus que des conjectures. Quand nous reviendrons, nous pourrons présenter des preuves.
— Une fois que l’hypothèse est énoncée, quelqu’un trouve la preuve. Vous savez comment la science fonctionne. »
Wu dit, d’une voix lente et pleine de signification : « Quelqu’un.
— Maintenant, nous comprenons ce qui vous inquiète, Wu. Vous n’avez pas peur que la Terre n’obtienne pas un moyen pratique de voler plus vite que la lumière. Vous avez peur que, là-bas, ils le fassent et que l’honneur d’avoir été le premier vous échappe. Est-ce que je me trompe ?
— Capitaine, il n’y a rien de mal à cela. Un scientifique a le droit de se préoccuper de sa carrière.
— Avez-vous oublié que je suis le capitaine de ce vaisseau et que c’est moi qui prends les décisions ?
— Je ne l’ai pas oublié, mais nous ne sommes pas sur un navire à voiles du XVIIIe siècle. Nous sommes tous des scientifiques, et nous devons prendre les décisions d’une manière démocratique. Si la majorité souhaite revenir …
— Attendez avant de poursuivre, dit soudain Fisher, vous permettez que je dise quelque chose ? Je suis le seul qui n’ait pas parlé et si nous voulons être démocratiques, j’aimerais prendre la parole à mon tour. Je peux, capitaine ?
— Allez-y, répondit Wendel qui serrait et desserrait son poing droit, comme si elle avait envie de prendre quelqu’un à la gorge.
— Il y a environ sept siècles et demi, Christophe Colomb partit de l’Espagne à la voile et se dirigea vers l’ouest ; il finit par découvrir l’Amérique, sans savoir que c’était ça qu’il avait fait. En route, il découvrit aussi que la déviation du compas magnétique par rapport au nord géographique, appelée la ‘‘déclinaison magnétique’’, changeait avec la longitude. C’était une découverte importante, la première vraie découverte scientifique faite au cours d’un voyage en mer.
« Qui savait que Colomb avait découvert la variation de la déclinaison magnétique ? Pratiquement personne. Qui savait que Colomb avait découvert l’Amérique ? Pratiquement personne. Aussi, supposons que Colomb, après avoir découvert cette variation, ait décidé, à mi-chemin, de rentrer à la maison et d’annoncer cette bonne nouvelle au roi Ferdinand et à la reine Isabelle, préservant ainsi sa priorité sur la découverte du phénomène. Cette découverte aurait peut-être été accueillie avec intérêt et les monarques auraient fini par envoyer une autre expédition commandée, disons, par Amerigo Vespucci qui, lui, aurait découvert l’Amérique. Dans ce cas, qui se souviendrait que Colomb a fait une découverte concernant le compas ? Pratiquement personne. Qui se souviendrait que Vespucci a découvert l’Amérique ? Pratiquement tout le monde.
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