La jeune fille tremblait. « Je ne sais pas comment faire, oncle Siever.
— Tu n’as qu’à continuer ce que tu as fait. L’esprit semble amical avec toi et s’expliquera peut-être. »
Marlène leva les yeux et étudia Genarr. « Tu as peur, oncle Siever.
— Bien sûr que j’ai peur. Nous avons affaire à un esprit infiniment plus puissant que le nôtre. Il peut, s’il le désire, nous liquider tous.
— Je ne parle pas de cela, oncle Siever. Tu as peur pour moi. »
Genarr hésita. « Es-tu encore sûre d’être en sécurité sur Erythro ? Est-ce sans danger pour toi de parler avec cet esprit ? »
Marlène sauta sur ses pieds et dit, presque avec arrogance : « Bien sûr que oui. Il n’y a aucun risque. Il ne me fera aucun mal. »
Elle en avait l’air totalement persuadée, mais le cœur de Genarr se serra. Ce qu’elle pensait ne comptait pas, puisque son esprit avait été « réglé » par celui d’Erythro. Pourrait-il lui faire confiance, maintenant ? se demanda-t-il.
Après tout, pourquoi cet esprit, formé de milliards de milliards de procaryotes n’aurait-il pas, comme Pitt, un programme en vue ? Et pourquoi dans son désir ardent de le réaliser, ne montrerait-il pas la duplicité de Pitt ?
Et si cet esprit mentait à Marlène pour des raisons qui lui étaient propres ?
Lui, Genarr, avait-il le droit de lui envoyer Marlène dans de telles conditions ?
Mais est-ce que cela rentrait en ligne de compte, qu’il en ait le droit ou non ? Avait-il le choix ?
« C’est parfait, dit Tessa Wendel. Parfait, parfait, parfait. » Elle fit le geste de clouer quelque chose au mur. « Parfait. »
Crile Fisher savait de quoi elle parlait. Deux fois ils avaient traversé l’hyper-espace, dans des directions différentes. Deux fois, Crile avait vu le pattern des étoiles changer. Deux fois, il avait cherché le Soleil, l’avait trouvé un peu plus terne la première fois, un peu plus brillant la seconde. Il commençait à se prendre pour un vieux vagabond de l’hyperespace.
« J’ai cru comprendre que le Soleil ne nous gênait pas.
— Oh, si, mais d’une manière parfaitement calculable, si bien que son interférence matérielle est un plaisir psychologique — si tu comprends ce que je veux dire. »
Fisher dit, en jouant l’avocat du diable : « Le Soleil est joliment loin, tu sais. L’effet gravitationnel devrait être proche de zéro.
— C’est vrai, mais proche de zéro, ce n’est pas zéro. Deux fois nous avons traversé l’hyper-espace, et notre chemin virtuel s’est d’abord rapproché obliquement du Soleil, puis s’en est éloigné selon un autre angle. Wu avait effectué les calculs avant et le chemin que nous avons suivi correspondait à ces calculs, à quelques décimales près. Cet homme est un génie. Il glisse des raccourcis pas croyables dans le programme d’ordinateur.
— Je n’en doute pas, murmura Fisher.
— Aussi, plus besoin de se poser de questions, Crile. Demain, nous serons en vue de l’Étoile voisine. Nous pourrions même y arriver aujourd’hui … si nous étions vraiment pressés. Pas très près, bien sûr. Nous serons peut-être obligés de courir sur notre lancée pendant un temps raisonnable, par mesure de précaution. Nous ne connaissons pas la masse de l’Étoile voisine avec suffisamment de précision pour tenter une approche plus serrée. Nous n’avons pas envie d’être violemment repoussés et obligés de revenir. » Elle secoua la tête avec admiration. « Ce Wu. Je suis si contente de lui que je ne trouve même pas les mots pour le dire.
— Tu es sûre que cela ne t’ennuie pas un peu ?
— M’ennuyer ? Pourquoi ? » Elle regarda Fisher, l’air surpris, puis ajouta. « Tu crois que je devrais être jalouse ?
— Eh bien, je ne sais pas. Y a-t-il une chance pour que Chao-Li obtienne tout l’honneur de notre vol supraluminique et que l’on t’oublie, ou que l’on te considère seulement comme un précurseur ?
— Non, Crile, absolument pas. C’est gentil à toi de t’inquiéter à mon sujet, mais mon travail est enregistré dans les moindres détails. C’est moi qui aie élaboré les mathématiques de base du vol supraluminique. J’ai aussi contribué aux détails d’ingénierie, bien que l’honneur d’avoir dessiné le vaisseau revienne à d’autres que moi. Tout ce que Wu a fait, c’est d’ajouter un facteur de correction aux équations de base. C’est très important, bien entendu, et nous voyons maintenant que le vol supraluminique ne serait pas praticable sans lui, mais c’est comme la garniture d’un gâteau. Le gâteau est encore le mien.
— Bien. Si c’est comme cela, j’en suis heureux.
— En réalité, Crile, j’espère que Wu va prendre la direction du développement du vol supraluminique. Mes meilleures années sont derrière moi, scientifiquement parlant. Seulement scientifiquement, Crile.
— Je le sais, répondit Fisher en souriant.
— Mais scientifiquement, je me fais vieille. Mon œuvre repose sur l’exploitation des concepts que j’ai acquis en préparant ma thèse. J’ai mis vingt-cinq ans à en tirer les conclusions et je suis allée aussi loin que je le pouvais. Ce qu’il nous faut maintenant, ce sont des concepts flambant neufs qui vont bifurquer vers des territoires inexplorés. Je ne peux plus faire cela.
— Allons, Tessa, ne te sous-estime pas.
— Cela n’a jamais été l’un de mes défauts, Crile. Pour de nouvelles pensées, on a besoin de jeunes. Ils n’ont pas seulement un cerveau jeune, mais aussi un cerveau nouveau. Wu a un génome qui n’est jamais apparu dans l’humanité avant lui. Il a aussi connu des expériences qui sont essentiellement les siennes … pas celles de quelqu’un d’autre. Il peut avoir des pensées nouvelles. Bien sûr, il les fonde sur ce que j’ai fait avant lui, et il doit beaucoup à mon enseignement. C’est un de mes étudiants, Crile, l’enfant de mon intellect. Tout ce qu’il fait de bien rejaillit sur moi. Moi, jalouse de lui ? Je suis fière de lui. Qu’est-ce qu’il y a, Crile, tu n’as pas l’air heureux.
— Je suis heureux si tu l’es, Tessa, que j’en ai l’air ou pas. L’ennui, c’est que j’ai l’impression que c’est la théorie du progrès scientifique que tu m’exposes là. Est-ce que dans l’histoire des sciences, comme partout ailleurs, il n’y a pas eu des jalousies, des professeurs qui détestaient leurs élèves lorsqu’ils les surpassaient ?
— Bien sûr que si. Je peux te citer une demi-douzaine de cas notoires, mais ce sont des exceptions et moi, je ne réagis pas ainsi. Je ne dis pas qu’un jour, je n’en voudrai pas à Wu et à l’univers, mais ce n’est pas le cas pour l’instant et j’ai l’intention de savourer ce moment pendant qu’il … Oh, bon, qu’est-ce que c’est que ça ? »
Elle appuya sur le bouton de réception et le visage de Merry Blankowitz apparut en trois dimensions sur le transmetteur.
« Capitaine, dit-elle en hésitant, nous sommes en train de discuter et je me demande si vous ne pourriez pas nous apporter votre avis.
— Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond ?
— Non, Capitaine. C’est juste une discussion sur la stratégie.
— Je vois. Eh bien, vous n’avez pas besoin de venir ici. Je vais me rendre dans la salle des machines. »
Le visage de Wendel était dépourvu de toute expression.
Fisher murmura : « Blankowitz n’a jamais l’air si grave d’habitude. Qu’est-ce qui les tracasse, crois-tu ?
— Je ne vais pas me poser de questions. Allons-y et on verra bien. » Et elle fit signe à Fisher de la suivre.
Ils étaient tous trois installés dans des sièges au sol, bien que l’apesanteur régnât à cet endroit. Ils auraient pu être assis chacun sur un mur différent, mais cela aurait porté atteinte au sérieux de la situation et, en plus, constitué un manque de respect pour le capitaine. On avait élaboré, pour la vie en apesanteur, une étiquette complexe.
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